vendredi 31 janvier 2014

Critical Exploits.

Tobias Revell, Critical Exploits, 2014.

The future is already here, it's just not very evenly distributed.

vendredi 24 janvier 2014

Physionomie Nouvelle.

Huaisu, Autobiographie, 777.

L'ÉMERGENCE DE LA PERSONNALITÉ

LE PASSAGE de la première phase à la deuxième se produit lorsque l'apprenti quitte son premier modèle. Le passage de la deuxième à la troisième est plus difficile à situer, car l'émergence de la personnalité se fait par étapes et par détours. La personnalité s'affirme progressivement dans un exercice auquel nous avons déjà fait allusion et qui consiste à suivre ou à interpréter l’œuvre d'un maître. 

Les calligraphes distinguent deux manières de reproduire une œuvre. L'une s'appelle mo "imiter", "copier", et consiste à reproduire l’œuvre élément par élément, caractère par caractère, de la façon la plus détaillée possible. L'autre est appelée lin et consiste à reproduire l’œuvre d'une manière plus libre et à restituer surtout sa physionomie expressive. Nous traduirons ce lin, qui signifie littéralement "surplomber", "regarder d'un point élevé", "dominer du regard", en disant que le calligraphe "suit" l’œuvre lorsqu'il s'efforce d'en rester proche, ou qu'il "l'interprète" lorsqu'il prend plus de liberté avec son modèle. Quel que soit le degré de liberté pris, il reconstitue le style gestuel de l'original, s'approprie les dispositions subjectives qui furent à son origine et le fait ressurgir par un acte créateur soutenu, rendu possible par une grande concentration. Il peut s'agir d'une œuvre qu'il a travaillé, qu'il connaît bien et qu'il a envie de récrire une nouvelle fois ou d'une pièce qui lui était inconnue, qu'il découvre et tente d'appréhender sur le champ dans sa totalité. Pour un calligraphe exercé, il n'est pas de joie plus intense que de relever ainsi le défi d'un pair. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'une joute où il ramasse toute la connaissance qu'il a acquise de l’œuvre ou toute l'intuition qu'il en a sur le moment. Cet affrontement requiert évidemment une mobilisation intense des facultés et des énergies. Dans un texte célèbre, l'empereur Taizong des Tang (r. 626-649) a comparé l'art de "suivre" à l'affrontement militaire :

Souvent, lorsque j'étais jeune prince et que nous faisions face à l'ennemi, (...) je m'emparais du tambour de bronze et je prenais le commandement. J'observais l'adversaire, je saisissais ses points forts et ses faiblesses et, chaque fois, cédant là où il était supérieur, je le pressais là où il était en position d'infériorité. Je ne poursuivais pas les fuyards au-delà de cent ou deux cents pas. Je frappais ses points faibles, je m'ouvrais le passage dans ses rangs et je le prenais à revers, le mettant chaque fois en déroute. C'est ainsi que je m'assurais la victoire dans la plupart des cas. J'avais profondément médité les principes de l'art militaire. De même, quand je suis (lin) les œuvres des anciens calligraphes, je ne me soucie nullement d'imiter le détail des formes extérieures. Je cherche uniquement la force structurante. Lorsque je l'ai saisie, les formes extérieures naissent d'elles-mêmes. Je réussis dans ce que j'entreprends parce que je me mets toujours, avant d'agir, dans l'état de préparation qui convient (1).         

Suivre une œuvre est un "engagement" au même titre qu'une bataille parce que la calligraphe y jette toutes ses énergies, il met en œuvre toutes ses facultés et répond au mouvement par le mouvement comme à la guerre. Le commandant d'armée tire parti des évolutions de l'ennemi pour le vaincre, le calligraphe en tire parti pour les reproduire ou les varier, mais la différence n'est pas essentielle : le but est dans les deux cas de deviner l'adversaire pour le posséder (2).   

L'empereur Taizong parle d'expérience puisqu'il a été un grand calligraphe en même temps qu'un grand chef militaire. Mais les capacités qu'il a développées ne s'acquiert pas en un jour. Au début de l'apprentissage, l'élève n'a pas encore la faculté de suivre une œuvre et doit d'abord se contenter de la copier. Ne pouvant pas reproduire un caractère d'une manière fidèle à la fois dans le détail et dans son effet d'ensemble, il est obligé de se diviser et de donner tantôt la priorité à l'observation du détail, tantôt à l'appréhension globale, c'est-à-dire de copier et de suivre alternativement. Comme l'observe Jiang Kui :

Lorsqu'on suit, on manque souvent les proportions exactes des Anciens, mais on saisit par contre plus facilement l'expression du pinceau. Lorsqu'on se contente de copier, en revanche, on saisit souvent les proportions exactes, mais on perd facilement l'expression (3).

L'élève est obligé de passer d'abord d'une méthode à l'autre, mais parvient ensuite à les conjuguer progressivement. Puis il délaisse la copie méticuleuse, dont il n'a plus besoin, pour s'exercer de plus en plus dans l'art plus exigeant de suivre. "En suivant les œuvres on progresse, dit Jiang Kui, tandis qu'en les copiant on se relâche ; car suivre demande de la concentration, copier n'en demande point". C'est en s'exerçant à suivre les classiques que l'on passe de la construction laborieuse au dialogue sans contrainte avec l’œuvre d'un autre. Yue Ke (83-1234, Song) décrit ainsi cette évolution :

Suivre et copier sont deux choses. Lorsqu'on copie, on procède comme un charpentier qui construit sa maison. Même si poutres, montants et chevrons sont bien de niveau et bien verticaux, quand toutes les pièces sont assemblées, l'édifice est plus ou moins réussi. Lorsqu'on suit, on s'ébat au contraire comme un couple de grues qui évoluent dans les airs, parmi les nuages flottants, et voltigent sur dix mille lieues puis se posent chacune où bon lui semble (4).

Ces deux grues, ce sont l'auteur étudié et le calligraphe qui le suit, l'accompagne, le précède et finit par voler des ses propres ailes. On conçoit qu'il n'y ait rien de tel que cet exercice pour préparer le calligraphe à voler seul. 

Le moment venu, cette émancipation se fait naturellement. Kang Youwei la décrit ainsi :

Lorsqu'on a exploré par l'écriture toutes les métamorphoses de la création et toutes les époques de l'histoire, que l'on a exprimé par elle toutes les émotions, du désespoir à l'exaltation, que l'on a reproduit en elle les gestes et les postures de la nature entière - voler, nager, courir, croître, s'écouler, se dresser -, que l'on a maîtrisé tous les tours lents et rapides du pinceau et réalisé toutes les combinaisons d'énergie que le yin et le yang accomplissent au fil des saisons, alors un beau jour, tout naturellement, une physionomie nouvelle se fait jour (5).

L'apparition de cette physionomie nouvelle n'est ni une rupture, ni un commencement absolu. Elle résulte de résistances qui ont été réduites et qui cèdent, de forces qui ont grandi et qui prennent le relais, d'équilibres qui se mettent en place. Jiang Kui résume plus sobrement cet aboutissement : "Ce qui importe, dit-il, c'est de se rendre maître de tous les moyens d'expression de la calligraphie et de laisser s'établir l'accord entre l'esprit et la main. C'est à ce moment-là que se produit l'effet merveilleux" (6).

Le calligraphe n'a maintenant plus besoin de s'appuyer sur aucun modèle. Il peut écrire comme il lui plaît parce qu'il a en lui toutes les ressources du répertoire et qu'il possède l'assurance nécessaire. Son écriture coule de source (7). Elle a désormais en toute circonstance une physionomie qui lui est propre. Les forces qu'il portait en lui sont parvenues au terme de leur incubation, elles se sont organisées et se manifestent dans un style, signature inimitable d'un être singulier (8).

"Je crois que pour être grand dans quelque chose que ce soit, disait Stendhal, il faut être soi-même" (9). Mais le prix à payer pour devenir soi-même est élevé, de sorte que seuls y parviennent les êtres possédés par une volonté farouche d'échapper à leur première personnalité et de réaliser ce qu'ils portent en eux d'informulé. Lorsque le calligraphe atteint ce point-là, lorsqu'il se révèle tout entier dans son écriture, il se dégage d'elle un extraordinaire rayonnement. Comme le dit Nietzsche, "chacun porte en lui une originalité productive qui est le noyau même de son être ; et s'il prend conscience de cette originalité, une étrange auréole, celle de l'extraordinaire, se dessine autour de lui" (10).

Le style advient, il est involontaire. Il ne pouvait être recherché consciemment durant l'apprentissage et ne peut être régi par la volonté maintenant qu'il se manifeste. Le calligraphe ne peut en disposer selon son bon plaisir. Il doit l'accepter comme il vient, avec une sorte d'insouciante obéissance. Comme l'observait Valéry : "Ce qui est dans un homme, inimitable pour les autres, est précisément ce qu'il ne peut lui-même imiter de lui-même. Ce que j'ai d'inimitable, l'est pour moi" (11).

(...)

Ainsi l'émergence de la personnalité marque-t-elle l'aboutissement de l'apprentissage et le début de l'aventure créatrice, qui est une invention permanent de soi. Le calligraphe connait désormais la liberté subjective dont tous les grands artistes ont fait l'expérience. James Lord qui lui demandait s'il lui arrivait de penser avec nostalgie à sa jeunesse, Giacometti répondait à la fin de sa vie : "Non, c'est impossible, car ma jeunesse, c'est maintenant. Autrefois, il m'arrivait d'y penser, mais maintenant plus jamais, sauf quand j'en parle. Je devrais dire que c'est maintenant mon enfance, puisque je j'apprends seulement à faire ce que je veux faire" (12).

Des itinéraires suivis par les calligraphes après leur phase d'apprentissage, nous ne dirons que peu de choses ici. Nous nous contenterons de citer, pour conclure, ce qu'en dit Sun Guoting :

Le calligraphe qui ne relâche jamais ses efforts parcourt trois phases dont chacune débouche naturellement sur la suivante le moment venu : c'est ainsi qu'il se réalisera complètement. Au début de l'apprentissage, il se souciera uniquement d'équilibre et de régularité (pingzheng) dans l'agencement et la composition ; lorsqu'il aura atteint la régularité et l'équilibre, il recherchera l'extrême hardiesse (xianjua) ; lorsqu'il aura fait l'expérience de toutes les audaces, il reviendra à l'équilibre et à la régularité (pingzheng). Il se situera d'abord en deçà du juste milieu, puis au-delà, puis l'atteindra enfin par la fusion des extrêmes. Quand se produira la fusion, l'homme et son écriture auront ensemble atteint la maturité (13).

Ces trois phases ne sont plus celles de l'apprentissage, mais celles que l'on discerne dans la trajectoire de maint grand calligraphe. Les Chinois ont admiré les œuvres de l'audace et de la passion, mais leur ont généralement préféré celles d'après l'audace, les œuvres apaisées de la grande maturité. Sun Guoting exprime magnifiquement ce point de vue dans la dernière phrase du passage cité, ren shu ju lao - littéralement "l'homme et son écriture auront vieilli de concert". Ils auront vieilli comme cela se dit d'un grand cru, ils auront atteint l'ultime noblesse. Le mot lao, "vieux", "vieillir", recouvre ici une catégorie esthétique : "On entend par lao, explique un auteur des Tang, une maîtrise devenue inconsciente d'elle-même" (14). Cette maîtrise supérieure n'est pas nécessairement liée à la vieillesse, mais ne vient qu'avec l'âge. Beaucoup de calligraphes, comme beaucoup de peintres chinois, ont donné tard le meilleur d'eux-mêmes, lorsque leur audace fut non point diminuée, mais intériorisée et transfigurée. Le moine Huaisu a été un grand maître de la cursive et l'un des calligraphes les plus téméraires - ces extraits de sa fameuse Présentation autobiographique (Zixutie) en témoignent -, mais rien n'est plus émouvant que les Milles caractères qu'il a écrits à 62 ans, d'une écriture infiniment délicate et souveraine (...) (15).

Sun Guoting complète par ces mots ses observations sur l'itinéraire des calligraphes :

Confucius disait qu'il "comprit à cinquante ans quelle est la vocation de l'homme et suivit à soixante-dix les mouvements de son cœur" (16). Lorsqu'un calligraphe connaît aussi bien les secrets de la simplicité que ceux de la hardiesse et s'est rendu maître de toutes les lois du changement, c'est comme s'il avait réalisé cettre maîtrise-là. Il n'agit et ne parle plus qu'à propos, avec la plus infaillible justesse. Chez Wang Xizhi, les œuvres des dernières années sont les plus merveilleuses, car son esprit avait atteint une pénétration rare, ses humeurs s'étaient accordées, il s'était défait de ses préventions et libéré de ses excès : son art avait tout naturellement acquis une exceptionnelle envergure.

A l'affirmation juvénile de soi, à la précocité insolente, Sun Guoting préfère, comme beaucoup de Chinois, cette ultime ingénuité

Jean François Billeter, V. L'Apprentissage in Essai sur l'Art Chinois de l'Écriture et ses Fondements, Éditions Allia, 1989 (2007), p.171-181.

Notes

1. Lun shu, De l'écriture. Les premières phrases n'ont pas été incluses dans la traduction. Texte chinois : Lidai p.120. "Je cherche uniquement la force structurante" : littéralement "la force de l'ossature" guli, c'est-à-dire la force organisatrice qui donne son ossature ou sa charpente à l'écriture. "Je me mets dans l'état de préparation qui convient" : littéralement "je suscite une intention" zuo yi, "je suscite un état de préparation à l'action".
2. Certains lecteurs se souviennent peut-être de la scène de Carmen, le film de Saura, où l'on voit Gadès faire monter sur scène une danseuse, Laura del Sol, dont le tempérament l'a frappé et à qui il souhaite confier le rôle de Carmen dans le ballet qu'il prépare. Il esquisse quelques pas de flamenco et l'invite à entrer dans la danse. Elle le fait, mais avec réserve et distance. Il la provoque alors assez rudement, elle sort d'elle-même, son tempérament éclate et ils exécutent un pas de deux improvisé d'une magnifique énergie. Cette scène illustre parfaitement ce moment de "l'engagement" du calligraphe, la joute à laquelle il se livre. 
3. Xu Shupu, chap.8. Texte chinois : Lidai p.390, Deng p.97.
4. Cité d'après J.M. Simonet, La Suite..., p.199. Selon mon ami Georges Goormaghtigh, qui a longuement étudié la musique de qin et l'enseigne à son tour, la transmission de maître à élève s'y fait de manière analogue : le maître jour, l'élève suit. Sur le qin, voir p.257-258.
5. Texte chinois : Lidai p.846, Hsiung p.173. "Physionomie nouvelle" est une traduction libre de l'expression xinli yitai, littéralement "une dynamique nouvelle, une allure inédite".
6. Xu Shupu, fin du chapitre I. Texte chinois : Lidai p.384, Deng p.14.
7. Ludwig Hohl écrit dans Die Notizen : "Une expression immédiate : voilà ce que sont les grandes œuvres d'art". Et il ajoute : "Seule peut être immédiate une expression dans laquelle ne subsiste plus aucune partie solide du passé. Celui qui s'exprime a certes absorbé en lui beaucoup de passé, mais il l'a fondu, liquéfié, liquidé, de sorte qu'il a pu ne laisser couler que ce qui était nécessaire : tout ce qui subsiste sert". Hohl applique cette observation à l'écriture (Handschrift) plus ou moins concertée qu'ont les gens et parle d'un autographe de Goethe dont l'allure l'a frappé. Ce qui fait la noblesse de l'écriture de Goethe, dit-il, "c'est qu'elle donne ce qui lui appartient en propre et cela seulement ; elle surgit sans préparation, tranquillement - puisqu'elle ne doit atteindre ni donner rien d'autre que ce qui est déjà là, qu'elle n'a pas à se porter hors d'elle-même". Hohl conclut : "Seuls les plus grands, un Montaigne, un Spinoza, un Proust, ont une écriture qui soit entièrement à eux". Voir Die Notizen, Francfort, Suhrkamp, 1981, p.256 (v,8). Le langage de la calligraphie est beaucoup plus riche et différencié que celui de notre écriture, mais le principe est le même : l'écriture la plus noble est celle où ne subsiste plus aucun élément étranger à la personnalité profonde du calligraphe et où s'expriment toutes les forces de cette personnalité.
8. D'où le caractère long "dragon" et la citation de Novalis placés en tête de cet ouvrage. Dans le Livre des Mutations, le dragon représente le principe actif, qui se manifeste dans l'apparition des phénomènes. À la page 223, on l'aperçoit sur la feuille blanche où vont surgir les caractères.
9. Journal du 4 mars 1818, in Œuvres intimes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1955, p.1288.
10. Schopenhauer als Erzieher, in Werke in drei Bänden, Munich, Hanser, 1973, vol. I, p.306.
11. Cahiers, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1974, tome II, p.1366.
12. James Lord, Un portrait de Giacometti, traduction de Pierre Leyris, Paris, Mazarine, 1981, p.102.
13. Texte chinois : Lidai p.129, Ma p.77.
14. Dou Meng (Tang), Shushufu, Texte chinois : Lidai p.266.
15. Je mentionne, sans l'avoir lue, la monographie d'Adele Schlombs, Huai-su and the Beginnings of Wild Cursive Script in Chinese Calligraphy, Wiesbaden, F. Steiner, 1998
16. Sun Guoting fait allusion au récit que Confucius a fait de son propore cheminement et qui a pris dans la tradition chinoise une valeur paradigmatique. Il s'agit du passage 2.4 de ses Entretiens avec ses disciples : "Le maître dit : À quinze ans, je me suis voué à l'étude. À trente, je savais me tenir. À quarante, j'avais une certaine assurance. À cinquante, je comprenais ce que le Ciel nous demande d'accomplir. À soixante, je suivais ses injonctions. À soixante-dix, je peux enfin me laisser aller aux mouvements de mon cœur sans plus enfreindre aucune règle cong xin suoyu er bu yu ju - "La grande capacité s'accomplit tard", da qi wan cheng, dit d'autre part le Laozi, § 41.

vendredi 17 janvier 2014

Patient Travail.

Mathilde Guillemot, Carte 12, 2013.

L'ÉTUDE DES ŒUVRES

LE DÉBUTANT étudie dès la première phase l’œuvre d'un maître, mais en concentrant son attention sur les problèmes techniques de l'exécution et en se servant principalement du modèle pour mesurer le contrôle qu'il exerce sur son instrument. Il s'imprègne cependant de son son modèle et finit par en avoir une connaissance intime qui lui permet non seulement de le reproduire de mémoire avec toutes ses particularités stylistiques mais aussi d'extrapoler, c'est-à-dire d'écrire dans la manière du maître des caractères qui ne figurent pas dans l’œuvre étudiée. Le moment vient alors de s'en détacher et d'aborder une œuvre nouvelle.  

Ce passage, qui marque l'entrée dans la deuxième phase de l'apprentissage, est un moment important. Lorsqu'il aborde une deuxième œuvre, l'élève y entre avec beaucoup plus de facilité et prête tout de suite une partie beaucoup plus grande de son attention à ses particularités stylistiques, à sa valeur expressive. En y pénétrant, il se dégage des habitudes contractées au cours de son premier apprentissage, habitudes dans lesquelles se résumait pour lui la calligraphie, et fait l'expérience d'une métamorphose. Il arrive qu'après l'éducation qu'a été la phase initiale, cette nouvelle étape ressemble à une première expérience amoureuse : en entrant dans l’œuvre nouvelle, en s'identifiant à elle, le calligraphe en herbe a le sentiment grisant de s'affranchir de tout ce qu'il a été jusqu'ici. Voyant naître sous son pinceau des formes différentes, il pressent aussi la diversité des ressources expressives que la calligraphie va mettre à sa disposition. Il découvre qu'à chaque style correspondent des dispositions intérieures différentes et que par conséquent, la calligraphie est bien un moyen d'exprimer une expérience intime.

Mais n'allons pas trop vite. Si le travail est désormais d'une autre nature que dans la première phase, il exige la même patience et la même attention. L'élève étudie de nouveau minutieusement les caractéristiques de l’œuvre, qu'elles relèvent de la manœuvre du pinceau ou de l'agencement des caractères, et cherche à s'en approprier le secret. Il la pratique assidûment et progresse de nouveau jusqu'au point où il la reproduit de mémoire et peut extrapoler. À la faveur de cette expérience, il affine et enrichit sa technique, bien sûr, mais approfondit surtout son intuition de la valeur expressive des formes.

L'apprentissage commence toujours pas la régulière (1). La deuxième œuvre sera une régulière d'un style différent (le Diplôme autographe de Yan Zhenqing après le Palais neuf fois parafait d'Ouyang Xun par exemple) ou, selon les cas, une œuvre en courante ou en cursive. Un bon maître indique à l'élève quand vient le moment de se détacher du première modèle et le conseille dans le choix du deuxième, d'après les penchants de l'élève, mais aussi dans le souci de corriger ses travers et des limites : il lui recommandera une écriture empreinte de bonhomie ou de sensualité s'il s'est montré austère ou guindé, ou une écriture vigoureuse et volontaire s'il a été trop placide. Il l'engagera à faire de la cursive s'il lui a trouvé le geste timoré, il l'en dissuadera s'il lui a paru trop pressé.

De son côté, l'élève regarde maintenant les œuvres d'un œil plus expert. Il commence à les lire comme un musicien lit les partitions, en imaginant leur exécution. Dans les formes, il cherche à deviner les gestes qui les ont produites. Il découvre que, pour l'amateur attentif aux nuances et aux détails techniques, rien ne vaut l'examen de l'original et que, si certaines reproductions renseignent approximativement sur les qualités de l’œuvre, beaucoup d'autres sont inutilisables (2). Il devient plus difficile sur le chapitre de la documentation et commence à s'intéresser aussi aux conditions dans lesquelles les œuvres ont été transmises et conservées. 

(...)

Telles sont les questions auxquelles commence à s'intéresser notre calligraphe en herbe lorsqu'il pénètre dans la deuxième phase de son apprentissage. Il devient attentif à l'état des œuvres et à la qualité des reproductions, il cherche à voir les originaux quand il en a l'occasion. Il tient aussi, maintenant, aux reproductions complètes, celles qui permettent de suivre l’œuvre de bout en bout et d'en éprouver complètement le rythme. Mais revenons au travail qu'il accomplit dans l'étude de son modèle.

Il ne se contente pas d'en reproduire exactement les formes et d'en rendre la physionomie. Au-delà des formes, il cherche le geste caractéristique qui les a fait naître et qui lui permettra de les produire à son tour sans effort. À la faveur d'une sorte d'expérimentation dynamique, il tente de reconstituer le style gestuel qui a donné naissance à l’œuvre et de se l'approprier. Ce processus d'assimilation met en jeu un mécanisme fondamental que Nietzsche décrit ainsi :

Geste et language. - Plus ancienne que le langage, l'imitation des gestes est involontaire et reste même à notre époque, où le langage des geste et la maîtrise cultivée de la musculature sont pourtant si généralement dépréciés, un phénomène si puissant que nous ne pouvons pas observer les mouvements d'un visage sans que les nerfs de notre visage ne réagissent (il est facile d'observer qu'un bâillement simulé suscite cher le spectateur un bâillement réel). Le geste imité ramène celui qui l'imite à l'émotion qui s'exprimait dans le visage ou dans le corps du premier acteur. C'est ainsi que nous avons appris à nous comprendre, c'est ainsi qu'aujourd'hui encore l'enfant apprend à comprendre sa mère (3).

Non que l'apprenti calligraphe réagisse de manière immédiate aux injonctions de son modèle. Il en est bien loin puisqu'il lui faut reconstituer, au prix d'un patient travail, les gestes dont l'écriture a fixé la trace. Mais lorsqu'il commence à les saisir de l'intérieur et à les reproduire naturellement, il s'établit entre l’œuvre et lui une connivence profonde, une véritable intimité physique et morale. Entre l’œuvre et lui se crée cette communication gestuelle qui constitue, selon Nietzsche, la base de toute communication. Ce qui est remarquable, c'est qu'il y parvient par une progression méthodique, contrôlée à chaque étape par le résultat visible sur le papier.

À partir des gestes, puis du style gestuel, l'élève remonte de proche en proche aux dispositions centrales du calligraphe étudié. Il s'introduit dans sa subjectivité, il s'en approprie du dedans les qualités distinctives. Pour reproduire l’œuvre dans ce qu'elle a de singulier, il recrée en lui-même la manière d'être particulière dont elle fut l'expression.    

La causalité graphologique est donc inversée. L'écriture devient un moyen de modifier et d'enrichir la personnalité. L'idée d'une telle action en retour peut surprendre mais le phénomène nous est en réalité familier. Nous en faisons tous l'expérience quand, sous l'effet de la fatigue ou de la nervosité, nous écrivons de plus en plus mal et qu'à un certain moment nous nous ressaisissons pour écrire à nouveau lisiblement : cette reprise en main ne transforme pas seulement notre écriture, mais améliore aussi notre état général, physique et moral. Dans ces cas-là, l'écriture nous aide à régler notre activité d'ensemble. La différence est que cette modification est momentanée tandis qu'en calligraphie, où elle est le fruit d'un travail soutenu, d'une discipline qui met continûment en jeu toutes les forces et toutes les facultés, elle est profonde et durable. En s'appropriant un style, le calligraphe en herbe règle autrement son activité, crée en lui des dispositions nouvelles et intègre à sa personnalité des qualités qu'il ne possédait pas.

(...)

S'il est vrai que le calligraphe doit étendre son registre en étudiant de nombreux auteurs et que plus il en étudiera, mieux cela vaudra, les premiers auteurs étudiés n'en ont pas moins une importance particulière. Tout calligraphe reste marqué dans une certaine mesure par les premières œuvres à l'école desquelles il s'est formé. Il ne fait par conséquent pas une interminable série d'expériences équivalentes, mais des expériences décisives et d'autres de moindre importance. Il se sent de l'affinité pour certaines œuvres et les adopte parce qu'il se reconnaît en elle ou, au contraire, parce qu'il y pressent des qualités qui lui manquent (4). Son goût se modifie d'ailleurs en cours de route. Il renie certains attachements, il découvre les vertus d'auteurs qui lui avaient paru indifférents ou l'avaient même rebuté. Son itinéraire est fait d'une suite de choix qui sont indissociables de son histoire personnelle.

Le calligraphe se forme au fond comme un enfant qui développe sa personnalité en s'identifiant à ses parents, puis à ses maîtres ou à d'autres héros de son choix, et actualise grâce à ces identifications successives les virtualités qu'il porte en lui. Ces rencontres le marquent parce qu'elles lui donnent l'occasion de réaliser des dispositions qu'il ne se connaissait pas encore et de déplacer ou d'élargir à chaque fois ses limites. Le paradoxe de toute cette phase d'apprentissage est qu'elle est à la fois une recherche de dépouillement, de l'effacement devant l’œuvre étudiée, d'un apparent renoncement de soi au profit de la personnalité d'autrui et, dans le même mouvement, une lente découverte de soi-même.

Il faut bien voir l'importance de l'aspect négatif de ce processus qui est, entre autres choses, un désapprentissage des automatismes du regard. Si le calligraphe en herbe reproduit mal son modèle, c'est en effet que son œil croit voir les formes avant de les avoir bien regardées et transmet par conséquent à la main une information pauvre. Il lui faut lutter contre cette tendance naturelle de l’œil à saisir les formes de manière hâtive et incomplète. Le fonctionnement de la vue obéit comme celui des autres sens et de toute notre activité mentale à la loi du moindre effort. Nous ne cessons de trier inconsciemment les données sensorielles que nous recueillons, de retenir celles qui paraissent utiles et de les assimiler à des perceptions déjà répertoriées. Notre activité mentale ramène ainsi le confus au distinct, elle réduit le nouveau à ce qu'elle connaît déjà : "L'esprit veut l'identité, dit Nietzsche, c'est-à-dire qu'il veut pouvoir classer une impression des sens dans une série existante..." Nos perceptions ne sont généralement ni premières, ni naïves, mais déterminées par l'acquis antérieur. La plupart du temps, nous percevons moins que nous ne devinons d'après ce que nous savons déjà : "La plus grande partie de la perception sensible est une divination" (5).

C'est là qu'est la difficulté pour l'apprenti calligraphe. Il ne peut parvenir à la ressemblance si son œil réduit les formes nouvelles à du déjà-vu. Comme l'observe encore Nietzsche :

Nos sens n'apprennent que tard, et n'apprennent jamais tout à fait à servir d'organes fins, fidèles et prudents de la connaissance. Dans une situation donnée, il est plus facile à notre œil de reproduire une image déjà souvent produite antérieurement que de retenir ce qu'il y a de différent et de nouveau dans la nouvelle impression : il y faut plus de force, plus de "moralité". Il est difficile et pénible à notre oreille d'écouter quelque chose de nouveau ; nous entendons mal la musique qui nous est étrangère. (...) Le nouveau se heurte à l'hostilité et à la résistance de nos sens. De manière générale, même les processus sensoriels les plus "simples" sont dominés par l'affectivité, par la peur, l'amour, la haine par exemple, ou, négativement, par la paresse (6).

L'étude des œuvres contraint à résister à la tentation du moindre effort. Elle oblige à travailler contre soi et rend progressivement le regard plus clair et plus aigu parce que plus actif.

Sur le plan du geste aussi, l'étude des œuvres oblige à travailler contre soi, à lutter contre la tendance naturelle à la simplification et à la répétition. En reproduisant avec exactitude les gestes du maître, le calligraphe en herbe réduit graduellement la part que l'automatisme a dans son propre geste, il le purifie de ses tics et de ses travers invétérés. À la longue, lorsque sa main sera rompue à l'exécution des formes, qu'elle les reproduira toutes de manière également experte et suivra docilement la moindre injonction de sa volonté, le moment viendra où elle obéira tout aussi docilement à la dictée de sa fantaisie et de sa sensibilité. Elle sera devenue moins prévenue et plus active (7).

L'élève est en somme invité à dépouiller sont écriture de tout trait personnel afin de parvenir ultérieurement à l'expression du personnelle. Le paradoxe n'est qu'apparent et se résout si l'on admet que la personnalité dont il se dépouille et celle qui s'exprimera le moment venu dans son écriture ne sont pas la même. Je parlerai de la première comme de la "personnalité provisoire" et de la seconde comme de la "personnalité profonde".

La personnalité provisoire est celle que nous nous sommes construite pendant les dix ou vingt premières années de notre existence pour répondre aux exigences de la vie pratique et de la vie en société. Elle est le produit du processus d'adaptation qui a fait de chacun de nous un individu viable, membre accepté de sa famille, puis d'une communauté plus large. Souvent, quand cette personnalité remplit bien sa fonction, nous l'acceptons et nous nous identifions à elle. Quand elle est mal ajustée ou que nous avons le sentiment d'un être à l'étroit, nous nous bornons généralement à la réaménager partiellement ou à compenser ses insuffisances par des satisfactions imaginaires.

Quant à la personnalité profonde, elle est une seconde synthèse qui remplace parfois la première. Tandis que la première obéissait à un besoin pratique d'adaptation et de conservation, la seconde naît du désir d'intégrer et d'exprimer toutes les forces qui nous habitent, celles que nous avons pu inclure dans notre première personnalité et celles qui en sont restées exclues. Seuls quelques-uns s'engagent dans cette voie. Perturbés ou menacés même par les forces qu'ils ont dû négliger, ils remettent tout en chantier et tentent une nouvelle synthèse. Lorsqu'ils réussissent, cette nouvelle synthèse a une double valeur : une valeur de vérité, puisqu'elle intègre et qu'elle exprime toutes les forces qu'ils ont en eux, mais aussi une valeur d'utilité parce que leur équilibre est à ce prix.

L'aventure est généralement longue et dramatique, de sorte qu'elle n'est pas menée à son terme par tout ceux qui l'entreprennent, mais son aboutissement est toujours la même : la personnalité provisoire est dissoute et remplacée par la personnalité profonde.

Ces notions permettent de comprendre ce qui se passe dans la formation du calligraphe. Au cours de la deuxième de l'apprentissage, le calligraphe en herbe réduit les manifestations de sa personnalité provisoire et, ce faisant, agit sur elle. Il en desserre graduellement l'emprise, il s'en libère et permet à une nouvelle synthèse de s'organiser en lui et de se manifester, le jour venu, dans son écriture.

La complexité du processus tient à ce que la synthèse nouvelle se prépare aussi bien par la dissolution de la personnalité provisoire que par les imprégnations successives au gré desquelles l'apprenti calligraphe éveille en lui des dispositions latentes. Il ne lui faut pas seulement de la constance pour mener à bien cette transformation, mais une sorte de passion. Il doit être habité par un profond désir d'échapper aux limitations de sa personnalité provisoire et de voir se manifester un jour sa vraie physionomie. Pour trouver la force d'accomplir le travail nécessaire, il faut qu'il soit animé par une volonté farouche de n'être que soi et pressente en même temps que ce "soi" n'est pas encore, qu'il appartient encore au domaine de l'informulé.

C'est ici qu'il rencontre la principale difficulté. Tout au long de sa formation, le calligraphe cherche quelque chose qu'il lui est interdit de rechercher consciemment. Il peut se dépouiller méthodiquement, mais ne saurait aucunement appliquer sa volonté à la manifestation de ce qui, virtuellement, lui appartient en propre. Il ne peut ni provoquer, ni hâter cette manifestation, ni l'anticiper d'aucune manière. S'il tente de le faire, il échoue. Il y a là une loi qu'il ne peut transgresser sans que la transgression ne se retourne aussitôt contre lui : nul ne saurait, dit cette loi, chercher volontairement l'expression personnelle. S'il veut prématurément faire preuve d'originalité, l'apprenti n'a d'autre ressource que d'emprunter aux autres et de trafiquer ce qu'il emprunte. En prenant trop tôt ses libertés avec les œuvres étudiées, il est condamné à les dégrader. Pour peu qu'il ait de la sensibilité et du jugement, il s'aperçoit de ce fâcheux résultat et ne s'y laisse pas reprendre. L'expérience lui ayant montré que ces faiblesses se paient d'une régression immédiate, d'un retour aux tics dont il souhaite s'affranchir, il comprend qu'il lui faut renoncer à chercher consciemment ce qu'il désire le plus, il admet que cela ne peut venir que par surcroît. Il se distancie de son désir et fait comme s'il s'en désintéressait. Mais pour pouvoir maintenir cette distance, il faut qu'il fixe à son activité consciente des buts intermédiaires.
           
Jean François Billeter, V. L'Apprentissage in Essai sur l'Art Chinois de l'Écriture et ses Fondements, Éditions Allia, 1989 (2007), p.149-164. 

Notes

1. Pendant des siècles, l'apprentissage de l'écriture s'est fait sur la base d’œuvres en régulière de l'époque des Tang. Le choix portait sur des œuvres d'Ouyang Xun (557-641), de Yi Shinan (558-638), de Chu Suiliang (596-658), de Yan Zhenqing (709-785) ou de Liu Gongquan (778-865) et l'on parlait de Outi, Yuti, Chuti, Yanti, Liuti pour désigner le style de chacun de ces calligraphes ; le mot ti, littéralement "corps", signifie dans ce cas "style" ou "genre". Wang Xiujie, un calligraphe que j'ai rencontré à Chengde en été 1982 et dont le fils, à sept ans, écrivait de beaux grands caractères en sigillaire, défendait l'idée que la meilleure manière d'enseigner la calligraphie aux enfants consistait à commencer par la sigillaire, techniquement la plus simple, de passer à la chancellerie et d'en arriver ensuite à la régulière. Selon lui, cela leur permet de tirer tout de suite parti de leur merveilleux sens de l'espace et d'aborder progressivement seulement les difficultés de la manœuvre du pinceau ; cela les familiarise en outre tout de suite avec l'histoire de l'écriture. 
2. Celles qui ont l'air le plus luxueux sont souvent les moins bonnes. Le papier glacé tue la calligraphie. Ses reflets, qui rappellent au spectateur la présence de la surface réfléchissante, rendent impossible l'effet calligraphique, c'est-à-dire l'oubli de cette surface au profit d'un espace imaginaire dans lequel le spectateur se sent lui-même inclus. La reproduction en couleurs détruit presque aussi sûrement l'effet calligraphique parce qu'elle valorise les couleurs des sceaux, de la soie, du papier, de l'encadrement au détriment des valeurs de l'encre, qui seules devraient compter, et réduit le plus souvent ces dernières à un unique noir empâté dans lequel ne subsiste aucune trace de vie. Parmi les ouvrages cités dans la note bibliographique, à la p.393, Traces of the Brush donne l'exemple d'une illustration réussie de ce point de vue. Parmi les reproductions que l'on trouve dans le commerce, celles que les Éditions Wenwu, de Pékin, publient sous forme de grands fascicules à couverture bleue, reliés à la manière chinoise traditionnelle, sont de loin les meilleures. Quelques reproductions de grand luxe et à tirage limité mises à part, il ne se fait rien de comparable ailleurs.
3. Menschliches, Allzumenschliches, § 216. Cette citation de Nietzsche est inspirée, comme les suivantes, par le remarquable ouvrage de Louis Corman, Nietzsche, psychologue des profondeurs, Paris, Presses universitaires de France, 1982.
4. Kang Youwei ne fait pas autre chose en prenant si passionnément parti pour les stèles du Moyen Âge. Dans le texte dont on vient de lire deux extraits, il ne cite que des stèles antérieures aux Tang, à l'exclusion de toute œuvre manuscrite. Son idée est que seule l'étude de ces écritures-là peut tremper le caractère des calligraphes et amener le renouvellement de la calligraphie qu'il appelle de ses vœux.
5. Cité d'apèrs L. Corman, op.cit., p.299, qui renvoie à l'édition Kröner vol. XVI, p.511, et vol. XII, I, p.301.
6. Jenseits von Gut und Böse, § 192.
7. Comme l'atteste le violoniste Gérard Poulet, cette soumission aux œuvres joue le même rôle dans la formation du musicien que dans celle du calligraphe : "Szeryng, dit-il, m'a convaincu de repartir à zéro si je voulais acquérir le style qui me manquait. Alors j'ai mis de côté ces dons qui m'avaient permis de croire que tout marchait bien. Avec une patience, une ténacité et une générosité phénoménales, Szeryng m'a fait découvrir, analyser les grands classiques tout en reprenant ma technique de doigt et mes coups d'archet. Le développement de l'archet, c'est la rondeur de la phrase, retirer les faux accents, gommer ce qui n'est pas dans la partition ou dans l'esprit du compositeur. Année après année, cela a fini par rentrer. Les dons que j'avais enfouis sont réapparus tout simplement. J'étais en équilibre avec moi-même, avec cette nouvelle façon de jouer. Instinctivement je retrouvais ce que je sentais auparavant, mais sans rien forcer ni calculer. Je jouais naturel... c'est merveilleux de jouer naturel!" (extrait d'une interview publiée dans Télérama, décembre 1986).   

vendredi 10 janvier 2014

Pouvoir Nouveau.

Ouyang Xun, Prajnyaapaaramitaa Hridaya, 635.

L'ACQUISITION DE LA TECHNIQUE

PLUS QUE de la technique elle-même, qui a été décrite, ou des conditions pratiques dans lesquelles elle s'acquiert, c'est de l'attitude subjective de l'apprenti que je dirai quelques mots. Les dispositions d'esprit jouent en effet un grand rôle dans l'apprentissage. Il est des qualités que la calligraphie exige dès le départ et qu'elle donne l'occasion de grandement développer au fil du temps.

Il faut en premier lieu que le débutant soit méthodique dans l'enchaînement des étapes, qu'il s'attaque dans le bon ordre aux difficultés. Qu'il se familiarise d'abord avec la position du corps, le mouvement du bras, la prise du pinceau et le jeu de la pointe, puis s'essaie à l'exécution d'un seul élément, la barre horizontale de préférence, en séparant bien l'attaque, le développement et la terminaison. Qu'il passe ensuite aux autres éléments de base, puis à quelques caractères simples dont il connaît bien les proportions, enfin à des caractères plus compliqués. Il éprouvera de la difficulté à surveiller simultanément la facture de chaque élément de l'agencement de tout le caractère et sera obligé, pendant une certain période, de privilégier tantôt l'un, tantôt l'autre. Un palier sera atteint lorsqu'il parviendra à réussir les deux choses en même temps, un autre palier lorsqu'il parviendra en outre à bien disposer ses caractères dans l'espace. Rien ne sert de vouloir réussir trop tôt toutes ces opérations à la fois. La sagesse est de sérier les difficultés et d'aller sans se hâter jusqu'au bout de chaque étape, de manière que le passage à la suivante se fasse de lui-même. 

Il faut en second lieu que le débutant soit exigeant sur le résultat de chacun de ses gestes. Il faut pour cela qu'il se règle dès le début sur un modèle et qu'il juge de chaque élément, de chaque caractère qu'il aura exécuté du point de vue de sa conformité avec le modèle qu'il a sous les yeux. Sans cela, il ne pourrait apprendre à contrôler son geste. En traçant des caractères à sa guise, il se priverait du moyen de mesurer son degré de maîtrise et donc de progresser.

Le rôle du modèle est de fournir un étalon, mais aussi d'éduquer l’œil. En reportant constamment son regard sur un caractère écrit par un grand calligraphe, en cherchant à comprendre par où ce caractère bien fait se distingue du sien, le débutant apprend à voir, il développe sa faculté d'appréhender exactement les formes et d'apprécier leur valeur esthétique. Un bon maître peut lui rendre à ce stade de précieux services en lui montrant où résident au juste les insuffisances de sa copie. Il importe évidemment beaucoup de travailler dès le début sur un modèle dont le style mérite d'être imité et de se faire conseiller dans son choix.

L'Inscription du Palais neuf fois parfait est un classique souvent recommandé aux débutants, mais sa sévérité ne plaît pas à tous et telle autre grande œuvre en régulière peut éveiller plus de résonance chez le calligraphe en herbe. Il l'adoptera si le maître lui confirme qu'elle se prête au premier apprentissage.

Il importe en troisième lieu que le débutant soit constant, c'est-à-dire qu'il travaille chaque jour son écriture. La continuité compte autant, sinon plus, que la durée de l'exercice. En négligeant la régularité, il se priverait de l'effet cumulatif de l'entraînement quotidien, de la possibilité de tirer chaque jour profit des menues observations faites la veille. L'apprentissage en serait ralenti et risquerait d'être interrompu bientôt par le découragement. Il s'agit de créer tout de suite une accoutumance qui, avec le temps, se muera en besoin, puis en plaisir.

Il faut en quatrième lieu que le débutant soit patient, car le progrès n'est pas continu. Il s'accomplit par paliers et se fait parfois attendre ; il s'accompagne même de phases de régression qu'il faut savoir accepter.

Il faut en cinquième lieu qu'il fasse preuve d'une insatiable curiosité. Aucun maître ni, a fortiori, aucun manuel ne pouvant résoudre pour l'élève toutes les difficultés qui se présentent, il faut qu'il expérimente et observe le plus possible par lui-même. Qu'il varie par exemple la dimension des caractères écrits avec un même pinceau, qu'il essaie des pinceaux de différentes tailles et de différents types, qu'il les charge plus ou moins d'encre plus ou moins diluée. C'est ainsi qu'il découvrira les finesses du métier. Qu'il essaie aussi diverses sortes de papier et observe les rapports entre la qualité du papier, celle de l'encre et celle du pinceau. Comme dans tous les arts, le bonheur de l'expression tient, entre autres, à la connaissance intime des matériaux.

Ce qui importe plus encore, c'est qu'il explore toutes les composantes du geste, en particulier la vitesse et la lenteur. Qu'il interrompe éventuellement l'apprentissage initial de la régulière, où prévaut la lenteur, pour faire un peu de cursive et découvrir les vertus de la rapidité : il en tirera profit dans l'exécution de la régulière. De nombreuses difficultés techniques se résolvent par une plus grande vitesse ou une plus grande lenteur du mouvement, ou par une meilleure combinaison des deux. Le pinceau commence à livrer ses secrets lorsque l'élève se met à faire alterner dans son geste la plus grande vivacité avec la lenteur la plus calculée, la fougue avec le calme. Jiang Kui résume ainsi cet aspect de l'art calligraphique :
Le geste lent produit la grâce, le geste rapide produit la force. Il faut cependant posséder la rapidité pour maîtriser la lenteur, car qui se limite à la lenteur sans avoir en lui les ressources de la rapidité, son écriture manquera de vie. Qui cultive au contraire uniquement la vitesse, ses caractères perdront contenance (1).
Que l'élève explore donc systématiquement les ressources de la lenteur, de la célérité et de la "force" du geste (2), mais toujours dans le but de reproduire fidèlement son modèle. Il ne faut pas que l'expérimentation le détourne de cette tâche, ni qu'elle l'entraîne à changer de modèle dès qu'il rencontre des difficultés. Il doit résister à la tentation de papilloner.

Il faut en dernier lieu que le calligraphe en herbe se concentre, c'est-à-dire qu'il ignore au moment d'écrire tout ce qui est extérieur à l'acte d'écrire et tienne en même temps compte de tous les aspects de cet acte. Cette exigence est la plus importante de toutes et la plus difficile à satisfaire au début. Pour parvenir à coordonner tous les mouvements qui concourent au geste calligraphique, il faut qu'il fasse à la fois preuve d'une ferme volonté, celle de se consacrer tout entier à la réalisation du geste, et d'une sorte de disponibilité, d'ouverture, d'attention flottante qui laisse le corps libre de mobiliser ses ressources et de les organiser de la manière la plus naturelle. Son attention crée en quelque sorte un espace à l'intérieur duquel va pouvoir naître le geste.

Lorsque le geste réussit et qu'il en résulte un élément ou un caractère bien formé, il faut que l'apprenti résiste à la tentation de relâcher son attention et de se complaire dans la reproduction machinale du geste acquis. Il doit éviter scrupuleusement cette forme insidieuse de paresse et chercher au contraire une mobilisation toujours plus grande de ses moyens. En progressant, il étendra le champ de son attention à de nouveaux aspects de la forme ou du geste, à de nouvelles dimensions de l'acte d'écrire. Il mobilisera de manière de plus en plus complète, dans l'écriture, l'ensemble de ces facultés et des ressources qu'il porte en lui.

Il le fera sans perdre toutefois le goût du jeu, sans s'imposer un excès de tension ou de rigueur. Il tendra sans cesse à plus de perfection, mais sans jamais forcer. Il apprendra aussi à tenir compte, dans une certaine mesure, des impondérables que sont la disponibilité, l'humeur, le temps qu'il fait, la plus ou moins grande envie d'écrire : "Quand tous les facteurs négatifs conjuguent leurs effets, écrit Sun Guoting, le geste est gauche et l'esprit paralysé. Quand tous les facteurs positifs agissent en concert, au contraire, l'esprit vole et le pinceau court tout seul. Dans le premier cas, rien ne va. Dans le second, tout est possible" (3).

On voit que, dès la première phase de l'apprentissage, l'écriture est une discipline, un travail sur soi, une transformation de soi. Lorsqu'il parvient à reproduire des éléments, puis des caractères, enfin des suites de caractères ou des textes entiers et à leur donner une physionomie comparable à celle du modèle, l'élève ressent une joie intense : il a le sentiment d'avoir acquis, non pas un simple savoir-faire, mais un pouvoir nouveau. Ce pouvoir, il va maintenant apprendre à s'en servir.

Jean François Billeter, V. L'Apprentissage in Essai sur l'Art Chinois de l'Écriture et ses Fondements, Éditions Allia, 1989 (2007), p.145-149. 

Notes

1. Ce passage forme à lui seul le chapitre 19 de la Suite au Traité de calligraphie, intitulé Chi su, Lenteur et rapidité, Texte chinois : Lidai p.393, Deng p.118.
2. De ce qu'on appelle la "force" du geste, il a été brièvement question à la fin du chapitre 3, p.107. Il en sera plus longuement traité au chapitre 7, p.228.
3. Shupu. Texte chinois : Lidai p.126-127, Ma p.57.

vendredi 3 janvier 2014

Les Calligraphes.

NASA, ISI Releases 3 Nanosatellites, 2013 (see here).

Il est difficile de parler en termes généraux de l'itinéraire des calligraphes, car chacun suit en fin de compte un chemin qui lui est propre. Il y a cependant dans la maturation de leur art quelques grandes étapes que l'on retrouve presque toujours. Les calligraphes le savent et tiennent que, pour progresser de manière sûre, il est bon d'en avoir à l'avance une idée. Il a surtout, disent-ils, trois phases initiales qui se succèdent nécessairement dans le même ordre : celle de l'acquisition de la technique, celle de l'étude des œuvres, puis celle de l'émergence de la personnalité. Tous les auteurs s'accordent pour dire qu'il n'y a pas d'expérience complète de la calligraphie qui ne comprenne d'abord ces trois moments. Au-delà, quand la personnalité créatrice est affirmée, elle connaît des métamorphoses dont on ne peut prédire le nombre et que seule la mort interrompt.

C'est principalement des trois phases initiales que je vais donner une idée dans ce chapitre.

Jean François Billeter, V. L'Apprentissage in Essai sur l'Art Chinois de l'Écriture et ses Fondements, Éditions Allia, 1989 (2007), p.145.