vendredi 1 mars 2013

Nomade Motorisé.

Wim Wenders, Paris-Texas, 1984.

"Je voyage beaucoup. Non pas parce que je suis à la recherche de quelque chose en particulier, mais parce que je préfère m'enfuir de ce qui deviendrait pire si je restais."

Robert Eroica Dupea,
dans Five Easy Pieces de Bob Rafelson

Si l'on tente de fixer le profil du nomade moderne que la société de la mobilisation générale produit, on est aussitôt frappé par son caractère transparent. À l'homme des foules du XIXe siècle, le passant rêveur ou fouineur des grandes villes (Londres, Paris, Berlin, etc.), dépeint par Poe et Baudelaire, décortiqué par Valéry et Benjamin, succède l'homme ambulant, errant sur les routes désertiques, le vagabond sans destination ni passé, l'amnésique désorienté de Paris-Texas qui échoue dans un motel miteux aux confins du néant sans savoir d'où il vient ni où il va. Le nomade sans nomadisme, c'est-à-dire sans la connaissance de ce qu'il fait ni la justification a posteriori de ses actes. Celui qui ne connaît rien d'autre que l'irrémédiable nécessité de se laisser conduire par le bandeau jaune et continu des highways. Un être perdu dans la communauté et pour la communauté.

Dans les rues surpeuplées des cités européennes du XIXe siècle, le flâneur pressé ou nonchalant, concentré ou distrait, se retrouve toujours dans un environnement familier qui lui rappelle, par sa disposition ou sa décoration, les salons bourgeois où il vit et ne voudrait plus vivre. La rue n'est que le prolongement de son être. Entouré par ce qu'il reconnaît sans peine, discernant à chaque coin de rue ses repères ordinaires, le flâneur se sent chez lui. Mais cette redondance lui pèse, car s'il s'aventure au dehors, c'est précisément pour fuir l'étroitesse de ses salons et de son code de vie, la morne régularité de son existence. Ses stratégies sont toujours d'évasion. Enfermé dans l'intimité de la ville du Moi, il cherche à se perdre, à s'oublier, à apparaître sous d'autres visages. Il veut s'altérer. Aussi, dès qu'il arpente la ville, est-il toujours en quête de l'Autre, à l'affut de ce qui pourrait venir distraire tout d'un coup la familiarité des lieux. Lassé de l'uniformité du chez soi et du dehors qui le répercute, il passe son temps à fouiller dans les placards sombres de la ville, comme s'il s'agissait de ceux de sa chambre, à la recherche de ce qui, s'il était mis au jour, modifierait par son altérité l'implacable répétition de l'ordinaire. Voyeur qui ne supporte pas de se cacher, il regarde sournoisement la ville comme à travers un œilleton, guettant à tous les carrefours l'intrusion soudaine du bizarre et de l'insolite, la produisent même si son occasion spontanée ne se présente pas. Il est, comme l'avoue S. Kracauer dans Souvenir d'une rue de Paris, méthodiquement à la recherche des "excitations" : "sur ces routes, je menais une vie vagabonde et devais éveiller en chaque passant l'impression d'un flâneur sans but. Et pourtant, au sens strict, je n'étais pas sans but" (1). Prince de l'autopersuasion psychique, il garnit les rues de la ville d'évènements extraordinaires et voudrait mettre tout sans dessus dessous, sans même que personne s'en aperçoive. Coins et recoins, cours intérieures et passages, cage d'escalier et voies sans issue forment les lieux favoris de ses escapades sur les façades desquels son désir de l'évasion pure peut projeter à loisir ses fantasmes, comme sur l'écran public de sa rêverie.

La situation psychique et affective de l'homme errant dans les zones périurbaines est en revanche tout autre. Elle ne se caractérise pas par une recherche débridée ou réglée du merveilleux. Dans les suburbs, le nomade motorisé ne vise pas sa propre disparition ni celle de sas jalons habituels. Déjà perdu, déjà effacé, déjà égaré, il répond simplement à une pulsion cinétique sans intention. Il peut certainement songer de temps en temps, comme James Crumley, que la route lui réserve toujours des surprises qui pourront peut-être le révéler à lui-même et fait office d'une nouvelle sorte de Bildungsroman : "mais quand vous êtes enfermé à l'intérieur de votre voiture, avec seulement des kilomètres et des kilomètres de montagnes (...), vous ne pouvez pas vous empêcher de croire que vous êtes redevenu un homme libre et meilleur" (2). Néanmoins cette liberté reste à éprouver et il n'est pas sûr que l'expérience de la route recèle autant de nouveautés que le laisse entendre l'écrivain du Montana. 

Si clair qu'il puisse voir dans ses propres motifs, le nomade motorisé est d'emblée jeté dans un monde profondément inconnu, d'où il se sent tout de suite exclu. Stupéfait, il est continuellement livré à un univers étranger, indifférent ou hostile. Dans cet espace quasi lunaire qui ne lui rappelle rien, le "gitan du gasoil" (S. Lewis) s'efforce tant bien que mal de retrouver, dessaisi de ses repères habituels, un élément ordinaire qui viendrait calmer pour un temps son inquiétude. L'immensité sans détail qui l'entoure n'éveille chez lui aucun sentiment de grandeur, ni aucun appel à l'expansion du moi dans le monde. Tout se donne au contraire sur le mode de l'hétérogénéité la plus totale. Pour lui, il ne s'agit donc pas de se mettre en danger en laissant advenir l'étrangeté soudaine, mais de s'approprier ce qui est encore humain, comme les vestiges d'une socialité perdue, de donner un corps à l'évanescence des lieux et des signes qui se succèdent devant lui sans qu'il puisse arrêter leur défilé. Dans cet univers menaçant en vertu de son altérité absolue, même si le plus souvent aucun danger précis ne se montre, il collecte patiemment les éléments ordinaires de son oekoumène, et la banalité agit sur lui comme un baume apaisant. Aussi l'errant est-il toujours plus attentif que le flâneur, qui joue à se faire peur et à perdre, aux traces d'un monde s'effaçant et aux indices incertains d'une familiarité révolue.

En vérité, une seule chose explique sa déambulation inquiète dans la ville : la reconnaissance. Non la simple reconnaissance de soi par les autres, mais inversement plutôt celle des autres par soi. Cet acte de reconnaître ce qui l'entoure joue un rôle déterminant dans son humeur fondamentale, car, si les significations sociales proviennent de convention établies par d'autres qu'il lui faut apprendre sous peine d'être définitivement rejeté du monde urbain, il doit dès lors savoir à qui il a affaire. L'errant a sans cesse besoin qu'on lui confirme les choses. En sorte que, dans le labyrinthe infini des panneaux de signalisation et des bâtiments toujours identiques, il essaie tant bien que mal de retrouver son chemin, de se raccrocher à des formes connues (un monument significatif) ou à des signes familiers (le numéro d'une autoroute) qui peuvent lui rappeler une expérience passée ou à venir. L'excitation esthétique du choc soudain n'est pas son fort, et la quête de l'inattendu le laisse indifférent. Il vit plutôt toujours sur sa réserve, à la fois ébahi et coi. Intimidé par la ville, il s'efforce continuellement de la domestiquer par le statu quo. Le flâneur poursuit ce que l'errant fuit.

À la différence donc du flâneur parisien (Baudelaire, Aragon, Hessel, Fargue, Pérec, Réda, etc.) qui exprime à chaque pas la plus ferme assurance et maîtrise jusqu'à l'excès son environnement urbain, de sorte qu'il peut se laisser sans danger dériver dans la ville, dévier de son chemin et aller de par les rues, sachant toujours en son for intérieur comment rentrer chez lui à bon port (3), le nomade américain (London, Steinbeck, Algren, Kerouac, Shepard, DeLillo, Banks, etc.) donne toujours l'air de venir de débarquer d'un pays étranger et de ne plus reconnaître sa propre ville. Au volant de sa voiture, il roule avec un sentiment d'angoisse total et non feint, une étrangeté absolue à tout ce qui l'entoure qui l'oblige, en fin de compte, à se tenir constamment sur ses gardes et à enregistrer le réel dans ce qu'il a de plus banal (et non de plus fantastique). Seule en effet la vie ordinaire peut venir calmer son trouble de désorientation (4). D'une manière ou d'une autre, il tente de transformer le présent en quelque chose de familier, d'assimiler les choses. Cela étant, il s'agit bien d'un soin uniquement palliatif. De ses multiples efforts d'adaptation, on retire l'impression que, plus il s'échine à amoindrir l'étrangeté de son environnement, plus la ville se plaît à le rendre lui-même étranger. Pour cette raison, le mode d'être habituel de l'errant équivaut à une sorte d'état de stupéfaction, voire d'hypnose, qui lui envie le flâneur européen, lequel recherche ces moments d'étonnement qu'il n'éprouve pas naturellement. Inapte à toute lecture de la ville (dans laquelle excelle le flâneur), l'errant est une sorte d'analphabète urbain. Les panneaux de signalisation, les marquages routiers, les bâtiments, les parkings et les voitures représentent des signes incompréhensibles qu'il essaie en vain de déchiffrer. Parfois, il balbutie un mot ou deux, mais s'en tient d'ordinaire au mutisme le plus complet.

Voir également ici et .

Bruce Bégout, Lieu Commun, Éditions Allia, 2003, p.90-96.

Notes.

1. S. Kracauer, Rues de Berlin et d'ailleurs, Paris, Le Promeneur, 1995, p.14.
2. James Crumley, L'esprit de la route in Putes, Paris, Payot, p.195. L'auteur parle ainsi de la route comme "d'une corvée de jeune garçon" (p.206).
3. Le flâneur peut jeter l'ancre et se laisser dériver dans la ville, parce qu'il sait flotter. Cette impuissance et cette passivité face à l'étrange sont la marque la plus forte de sa maîtrise. Il est celui qui peut suspendre ce qu'il sait de la ville et des autres : "Le flâneur ou le passant est don un spectateur qui fait constamment abstraction de sa faculté de jugement et qui, en retour, est capable et même tenu, dans certains circonstance, de mettre entre parenthèses ce qui ne le regarde pas, d'éclipser une partie de l'assistance constituée de participants non ratifiés", I. Joseph, La Ville sans qualités, Éditions de l'Aube, 1998, p.61.
4. En raison de cette désorientation constante de l'espace, l'agencement du motel a recours au subterfuge de la sursignalisation. Une butée en béton peinte en jaune indique ainsi la limite de leur place de parking aux conducteurs qui seraient tentés de faire entrer leur véhicule dans la chambre. Partout, signes, lignes, numéros, en une véritable géométrie urbaine, rationalisent et formalisent l'espace vide qui entoure le bâtiment.

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