vendredi 31 août 2012

Folie & Hauteur.

Jan Garbarek, Ustah Fateh Ali Khan, Deepika Thathaal, Manu Katche, Ustad Shaukat Hussain & Ustad Nazim Ali Khan, Raga 1 in Ragas and Sagas, ECM, 1992.

J’étais guéri de la petite-bourgeoisie. Montherlant m’indiquait le chemin de la montagne où siège la tradition aristocratique. Un certain soir de 1942, devant une certaine page de Service inutile, ma vie d’esprit fut frappée de plein fouet comme par un éclair divin. Il faisait noir, j’étais un enfant des nuits d’Idumée qui dérobait les étincelles. Voleur de feu et, autour de moi, pour que se garde la mémoire du royaume, le chant profond, la mélodie de sa musique, la partition de ses mots. Il ne m’est plus nécessaire d’ouvrir la Lettre d’un Père à son fils. Je me la suis trop souvent récitée pour ne pas la savoir par cœur. Écoutez, garçons, à la recherche de maîtres : "L’essentiel est la hauteur. Elle vous tiendra lieu de tout. En elle, je comprends le détachement, car comment prendre de la hauteur, sans se détacher ? Elle vous serait une patrie suffisante, si vous n’aviez pas l’autre. Elle vous tiendra lieu de patrie, le jour où l’autre vous manquera. Il faut être fou de hauteur, car l’étant, on dégringole encore tant et plus. Que sera-ce donc, si on ne l’est pas ?" Il y avait là un appel à une citoyenneté que le siècle, aujourd’hui, considère comme anachronique et même comme dérisoire. Je me plaçais sous la tutelle de sa séduction et de son exigence. C’était la voix de mon âme d’artiste et de héros. La rigueur, quand elle ne mettait pas hors la loi la générosité, pouvait être un idéal et un ordre. L’idéal des vies droites. L’ordre d’une justice réfractaire à la médiocrité. Quelque chose d’inflexible et de tendre. Un instinct assez noble pour s’affranchir de la règle scolaire - scolaire et sclérosée - des moralistes professionnels. L’armure d’airain du chevalier et son cœur magnanime. Le tout fouetté par le lyrisme protestataire. Je me promettais d’être le fils de ce père, le disciple de cet enseignement ; je faisais le serment de tenir ma promesse.

Pol Vandromme, Bivouacs d'un Hussard, Éditions Table Ronde, 1997.

vendredi 24 août 2012

Service Inutile.

Photographie non attribuée, Gabriele d'Annunzio et Arditis, s.d.
 
LETTRE D'UN PÈRE À SON FILS
(fragments)

Mil neuf cent trente-quatre, 1934.
Écrit en 1932.



***



Les vertus que vous cultiverez par-dessus tout sont le courage, le civisme, la fierté, la droiture, le mépris, le désintéressement, la politesse, la reconnaissance, et, d'une façon générale, tout ce qu'on entend par le mot générosité.

Le courage moral, qui a une si bonne presse, est une vertu facile, surtout pour celui qui ne tient nul compte de l'opinion. Si on ne l'a pas, l'acquérir est une affaire de volonté, c'est-à-dire une affaire facile. Par contre, si on n'a pas le courage physique, l'acquérir est une affaire d'hygiène, qui sort du cadre que je me suis tracé ici.

Civisme et patriotisme ne font qu'un, si le patriotisme mérité son nom. Vous êtes d'un pays où il y a du patriotisme par saccades, et du civisme jamais ; où le civisme est tenu pour ridicule. Je vous dis : "Si vous êtes patriote, soyez-le sérieusement", comme je vous dirais : "Si vous êtes catholique, soyez-le sérieusement". Je ne fais pas grand cas d'un homme qui défend avec vaillance, en temps de guerre, le pays qu'il a affaibli par mille coups d'épingle en temps de paix. N'ayez pas besoin que votre pays soit envahi pour le bien traiter. Conduisez-vous aussi décemment dans la paix que dans la guerre, si vous aimez la paix (1).

La vanité, qui mène le monde, est un sentiment ridicule. L'orgueil, fondé, n'ajoute rien au mérite ; quand j'entends parler d'un "bel orgueil", cela me laisse rêveur. Non fondé, il est lui aussi ridicule. La seule supériorité de l'orgueil sur la vanité, c'est que la vanité attend tout, et l'orgueil rien ; l'orgueil n'a pas besoin de se nourrir, il est d'une sobriété folle. A mi-chemin entre la vanité et l'orgueil, vous choisirez la fierté.

La droiture est ceci et cela, et en outre elle est une bonne affaire. Elle obtient tout ce qu'obtient la rouerie, à moindres frais, à moindres risques, et à moindre temps perdu.

La désintéressement n'a d'autre mérite que de vous tirer du vulgaire, mais il le fait à coup sûr. Toutes les fois que, pouvant prendre, vous ne prendrez pas, vous vous donnerez à vous-même cent et mille fois plus que vous ne vous fussiez donné en prenant. De toutes les occasions dont vous ne voudrez pas profiter, dans le monde invisible vous vous bâtirez une cathédrale de diamant. La France d'aujourd'hui a créé un certain nombre de mots véritablement obscènes, parmi lesquels celui de resquiller. Ne resquillez pas, fût-ce dans le domaine le plus humble, car cela va du petit au grand.

Le mépris fait partie de l'estime. On peut le mépris dans la mesure où on peut l'estime. Les excellentes raisons que nous avons de mépriser. Qui ne méprise pas le mal, ou le bas, pactise avec lui. Et que vaut l'estime de qui ne sait pas mépriser ? J'avais toujours pensé qu'on pouvait fonder quelque chose sur le mépris ; maintenant je sais quoi : la moralité. Ce n'est pas l'orgueil qui méprise ; c'est la vertu. Aussi sera-t-il beaucoup pardonné à celui qui aura beaucoup méprisé. Et encore j'ajoute ceci : qu'il n'y a pas besoin de n'être pas méprisable, pour mépriser.

Il n'y a pas de haine sérieuse, qui ne contienne du mépris. Par exemple, je ne hais pas les Allemands parce que je ne les méprise pas.

Un des signes du déclin de la France est qu'elle ne soit plus capable de mépris.

La politesse, parce que son défaut corrompt tout. Dans le monde d'aujourd'hui, où la politesse sera bientôt plus rare encore que la vertu, nous en viendrons au point où quelques-uns finiront par juger que mauvaise éducation égale mauvaise action. Vous donnerez toujours la politesse le premier, avant de savoir si on vous la donnera, et vous y tiendrez la main surtout à l'égard des petits. Si on ne vous la donne pas, vous romprez avec ces gens-là, quels que soient les intérêts ou les passions qui soient engagés entre vous et eux, et quels que soient leur qualité ou leur mérite. Et vous noterez que l'extrême politesse est aussi nécessaire entre amis qu'entre étrangers : le défaut de politesse, chez l'un des amis, corrompt puis brise une amitié, aussi sûrement qu'un tort plus éclatant. La politesse vous cernera les yeux, car il faut une grande dépense nerveuse. Mais on ne peut s'en passer.

En règle générale, vous vous souviendrez de prévenir toujours les petits, quand il ne prétendent pas, et de vous tenir réservé avec les grands. Gentillesse avec les petits, complaisance avec les moyens, qui-vive avec les grands. Sans oublier qu'il faut autant de charité à l'égard des grands qu'à l'égard des petits.

La reconnaissance est un sentiment contraire à la nature que, si vous n'y prenez une garde sévère, ce sentiment risque fort de vous échapper. Une personne de vie un peu forte se moque bien qu'on lui témoigne de la reconnaissance ou non. Mais ne tablez pas sur tant de vitalité.

Si vous avez ces vertus-là, le reste importe moins. Il importe peu, par exemple, que vous croyiez en Dieu, ou non. Vous pouvez penser là-dessus comme bon vous semblera.

Il importe peu que vous aimiez ou non votre prochain. Mais ne recherchez pas son amour. D'abord, parce que celui qui vous donne son amour vous prend votre liberté. Ensuite, parce que chercher à plaire est la pente la plus glissante pour piquer droit vers le plus bas niveau. Nous avons à prendre aux femmes, crainte de nous limiter en étant trop virils, maint instinct propre à leur sexe. Mais, pour Dieu! pas celui-là.

Il importe peu que vous cédiez ou non au plaisir des sens. Vous entendrez dire que la volupté exclut la spiritualité, exclut la charité, etc. C'est une imposture. Une nature bien pleine et équilibrée arrange tout cela, et s'en arrange. Ce sont des passions qu'il suffit de piloter, voilà tout. "Dieu sait que vous ne pouvez pas vous empêcher de penser aux femmes". (Coran) Mais c'est dans ce domaine-là surtout qu'il vous faudra avoir de la tenue. Prenez garde de rien souffrir des femmes, qui vous cabrerait venant d'un homme. Le bonheur que vous donne un être ne lui créé pas de droits sur vous. Soutenir cette pensée n'est pas toujours facile, et d'autant moins qu'on doit le concilier avec la grande reconnaissance que mérité quiconque nous a donné le plaisir. 

Beaucoup d'actes que la morale commune tient pour innocents condamnent un homme sans recours. Mais le mensonge, le meurtre, le vol, le pillage de guerre ne condamnent pas un homme nécessairement. Il peut les commettre et garder les caractères de la supériorité. La vie de beaucoup d'hommes ne vaut pas plus que la vie d'un goujon. Le vol a souvent des excuses. Le mensonge fait souvent moins de maux que la vérité ; à l'encontre de l'opinion commune, on peut très bien mentir à ceux qu'on aime le plus : vous m'avez menti, je vous ai menti, je vous mentirai encore. Bien entendu, sur tout cela, ne me faites pas dire ce que je ne dis pas.

Voilà beaucoup de choses indifférentes. C'est que l'essentiel est la hauteur. Elle vous tiendra lieu de tout. En elle je comprends le détachement, car comment prendre de la hauteur, sans se détacher ? Elle vous serait une patrie suffisante, si vous n'aviez pas l'autre. Elle vous tiendra lieu de patrie, le jour où l'autre vous manquera. Il faut être fou de hauteur, car, l'étant, on dégringole encore tant et plus. Que sera-ce donc, si on ne l'est pas!

Je reviens sur la vertu de mépris, puisque, comme je vous l'ai dit, elle est inconnue de nos compatriotes. "Héliogabale ne voulait pas avoir de fils, de peur qu'il ne lui en advînt qui eussent des mœurs honnêtes". (Lampride) Je suis ennuyé de me sentir en désaccord avec un chef d'État, mais, si quelque chose m'avait empêché d'avoir un fils, c'eût été, au contraire, la peur qu'il n'eût pas de mœurs honnêtes. Par "mœurs honnêtes" j'entends surtout cette qualité d'un être, grâce à quoi le mal le dégoûte comme une vulgarité. Nous voyons assez souvent des garçons d'excellents milieux, élèves des grandes écoles ou autres, coincés dans des histoires de stupéfiants, de grues, de gens et de choses interlopes. Il leur a manqué cette qualité, qui eût fait qu'à voir seulement ces gens, et sans que le sens moral intervînt, ils eussent su qu'à leur égard il ne pouvait y avoir qu'une règle de conduite : celle de n'avoir rien de commun avec eux. Il leur a manqué de la répugnance ; il leur a manqué du mépris. Ç'a été pour moi chose déroutante, et gravement triste, que voir de quelles sortes de gens de jeunes officiers français, aux colonies, acceptaient d'être entourés. Je prends pour exemple des officiers, parce que c'est choquer doublement, que choquer sous l'uniforme. Ces gens étaient immondes ; le premier coup d’œil sur eux avait suffi pour me mettre en boule. Or, non seulement ils ne faisaient pas cet effet sur des jeunes hommes qu'on tient pour ce qu'il y a de mieux dans la société française, mais ces jeunes hommes se plaisaient à leur contact. On apprend ensuite l'aventure classique du lieutenant et de l'espionne, ou du lieutenant qui se tue pour une grue. Rien de tel ne serait passé si ces garçons, devant ces femmes, avaient eu cette sorte de frémissement qu'on appelle le mépris. Quand l'un d'eux se fourre dans une sale histoire, avant même de penser de lui : "C'est un serin" - ce qui est toujours le cas - je pense : "C'est un garçon qui n'avait pas de qualité". Si, juré, j'entendais un père répondre à la question "Pourquoi avez-vous tué votre fils ?" - "Parce qu'il était devenu un voyou", il me semble que je voterais l'acquittement. Mais cette disposition n'est pas précisément celle dans laquelle est rendue la justice aujourd'hui. 

On vient de m'apporter des œillets et des roses, que quelqu'un que je n'aime pas m'envoie. J'enlève avec soin leurs armatures, comme si je retirais l'épingle du corps d'un papillon. Cette rose-là, folle de sa longue tige, comme elle sent bon! Sûrement, l'ange Gabriel l'a prise entre ces doigts. Je la respire, en tenant sa corolle dans les deux paumes, comme la plus lourde des coupes, ou comme un oiseau qu'on retiendrait sans le serrer. S'il y a un ver au fond, et que je me l'entre dans la narine, ma foi, à Dieu vat! Ce soir elle n'aura plus de parfum ; j'aurai inhalé son parfum tout entier. Je m'endormirai en la tenant contre ma poitrine, avec sa longue tige, comme un roi, sur son tombeau, son sceptre. Mais c'est surtout à la lumière électrique qu'il faudra la voir. Rien n'égale le feu, la vigueur, l'éclat, la jeunesse toute-puissante des couleurs des œillets et des roses quand on allume brusquement l'électricité au milieu de la nuit. Je vais vous envoyer un tiers de ce panier de fleurs, me gardant le reste pour moi. 



***



Je n'ai jamais compris qu'un homme montrât son foyer, ni ses amies, ni sa façon de travailler, ni sa façon de prier, - en un mot, sa vie. Har'm, disent les musulmans, et cette expression recouvre aussi tout ce qu'ils aiment. Cependant je vous dirai moins : "Soyez secret", que : "Ayez le pouvoir de l'être". Dans la vie morale, ce qui est caché est plus intense, comme dans les vêtements de mauvaise qualité, l'étoffe, sous les revers, conserve une couleur plus vive. Un homme qui ne sait pas garder un secret est jugé. Et souvenez-vous que le difficile n'est pas de dissimuler à neuf êtres, mais de dissimuler aussi au dixième.

Vous aurez à l'égard des animaux une douceur raisonnable, pour tous les motifs qu'on en donne communément, mais surtout parce que vous trouverez souvent chez eux plus de noblesse et plus de raison que chez les hommes. Chaque fois que vous aurez résisté à tuer un animal inutilement, ou à le contrarier inutilement, vous aurez bien fait.

De même à l'égard des objets. Chaque fois que vous aurez résisté à cueillir une fleur, à pisser dans une eau limpide, à casser une branche inutilement, etc., vous aurez bien fait. Quand il n'y aurait pas là de mérite certain (et cela n'est pas sûr), du moins aurez-vous évité un mouvement vulgaire.

Je vous préviens contre la crainte de l'opinion. Malheur à celui qui veut n'être pas calomnié! Un homme qui sait ce qu'il vaut, quand il se voit méconnu, calomnié, de bonne foi ou non, il n'a qu'un sentiment : de la surprise. Ce sont bien d'autres choses qui lui donnent dégoût et haine. Ménagez-vous quelques périodes de déconsidération ; alternez-les avec les périodes où vous serez considéré. Quand vous vous serez aperçu qu'elles ont exactement le même goût, vous aurez fait un bon pas vers une vue saine des choses. Et puis, quand on ne pense pas de bien de vous, c'est alors qu'on a du mérité à être vertueux. Il n'y a guère de mérite à l'être quand on est encensé ; on prend insensiblement les vertus qu'on vous prête.

Là-dessus vous me dites : "Comment concilier le point d'honneur, qui semble sous-entendre l'importance donnée à l'opinion, avec ce dernier dédain de l'opinion ?" Eh mon cher, cela fait partie de votre gymnastique. Vous ne voudriez pas que je vous donne tout mâché.

Je vous préviens contre l'ambition. Il est bon que je le fasse de bonne heure, car c'est une passion qui fait partie de la stupidité du jeune âge. Ce n'est pas avant vingt-huit ans, que j'ai découvert que l'ambition était une passion bourgeoise. Bien entendu, vous pouvez vous amuser à ce sentiment-là, comme à n'importe quel autre, en manière de passe-temps.

Je vous préviens contre l'excès d'endurcissement. Je vous préviens contre l'excès de volonté. Prenez garde! Une part immense de l'énergie que dépensent les hommes est dépensée pour rien. Ne vous donnez qu'à bon escient. Et cela vous sera plus facile, si vous vous souvenez qu'une personne comme vous ne tient pas trop à ce qu'elle fait. Qui dit âpreté, dit roture (d'âme, s'entend).

Il n'est guère de souffrance dont vous ne puissiez émousser la pointe, en imaginant combien elle pourrait être pire. La conscience de ses ennuis est éliminée rapidement, chez un homme qui a une bonne circulation. Je vous préviens néanmoins, pour mémoire, contre la souffrance inutile (tout ce que je vais vous en dire est dit de la souffrance morale). Le bonheur est un état bien plus noble et bien plus raffiné que la souffrance : quand l'humanité avait une cervelle saine, les dieux qu'elle créa, elle les fit heureux. Ce n'est pas dans les abîmes de la douleur que j'ai vu quoi que ce soit : on y est encerclé d'un mur stupide. C'est des sommets de la félicité que j'ai vu ce que j'avais à voir. De là que les hommes conquièrent rarement le bonheur : il n'en sont pas assez dignes. L'ayant manqué, ils le calomnient. Si la nature voulait quelque chose, ce ne serait pas la souffrance qu'elle voudrait ; il n'est que de voir comme les gens qui souffrent deviennent méchants, deviennent laids, perdent leurs moyens, etc. Chaque fois que vous entendrez parler de la primauté de la souffrance, vous pourrez parier que vous avez affaire à un esprit primaire : la souffrance est le petit luxe des personnes de médiocre qualité. C'est à qui voudra faire croire qu'il est le plus malheureux et le plus inquiet, comme ces petites filles que j'entendais causer un jour : "Tu sais, je pleure fort". - "Moi, je pleure plus fort que toi. Si je pleure, tout le monde m'entend de la rue". Les hommes presque tous en sont là : ils veulent que ça s'entende de la rue. La plupart des souffrances morales sont des souffrances qu'ils se créent de toutes pièces, sans raison ; non seulement elles ne sont pas fondées, elles sont encore inutiles. Ah! la souffrance physique est autrement plus respectable. Prenez donc de la souffrance morale tout juste ce qui en est nécessaire pour la richesse et la diversité de votre vie intérieure, mais soyez heureux, en restant propre ; il faut se sentir à l'aise dans la nature. Et, quand vous serez heureux, sachez que vous l'êtes, et n'ayez pas honte de confesser un état si digne d'estime.

Quand vous serez devenu ce rare exemplaire humain, qui seul me justifiera de vous avoir fait, alors sans doute le temps sera venu que vous vous fassiez tuer, pour les démêlés d'une civilisation dont vous ne vous sentirez pas solidaire.

N'était vous, du passé et de l'avenir, ce serait encore l'avenir qui m'intéresserait le moins. Mais en naissant vous avez créé pour moi l'avenir ; vous m'en avez fait le prisonnier. Il est dans l'ordre de la nature qu'un jour de cet avenir vous vous retourniez contre moi. A l'époque où je finirai ma vie, il sera entendu pour vous que j'ai été surfait, et qu'en réalité j'étais un imbécile. Ce sont des étrangers qui fleuriront ma tombe, non vous. Ne vous inquiétez pas trop, par la suite, de ce prétendu "vilain sentiment". Je ne m'en serai pas inquiété trop moi-même. Il m'est profondément indifférent que vous m'aimiez ou non, et je rougirais d'en avoir le désir ; votre sympathie serait tout juste ce qu'il faut. Je tiens beaucoup à vous : ce sentiment-là me contente. J'aime la citronnade. Je n'ai pas besoin que la citronnade m'aime.

Un jour, donc, vous me direz peut-être que les conseils que je vous ai donnés ne sont pas adaptés à un homme moderne. A coup sûr : les vertus que je demande de vous sont les plus nuisibles à qui veut "réussir" (toujours ces mots obscènes) dans le monde moderne. Mais je ne vous ai pas fait pour que vous fussiez un homme de tel ou tel monde, mais un homme tout court.

A quoi vous me direz peut-être que ce n'est pas cela qui vous donnera du pain, si, comme on peut le craindre de l'incertitude des temps, vous avez un jour le malheur de devoir gagner votre pain. ("Le malheur" : car, vous le savez, je méprise et je hais le travail. La religion des chrétiens a bien vu, qui a fait de lui la grande Punition ; qui voulut, au Moyen Age, que l'homme parfaitement spirituel vécût d'aumônes, plutôt que travailler). A quoi je vous répondrai que vous trouverez toujours des façons de gagner votre pain ; ce ne sont pas les conseils là-dessus qui vous manqueront, ni les exemples : les gens n'ont que cela en tête. Mais moi je vous aurai donné les moyens de manger et de boire à l'idée que vous vous ferez de vous-même. Et cela peut vous tenir lieu d'une partie de votre pain. 

Je suis distrait de ce que j'allais vous écrire par un charmant lévrier qui passe devant le jardin. La peau de ses tendons de derrière est toute rose, et translucide. Songer qu'il emporte partout avec lui ces deux pierreries immarcescibles! 

On entend des ruisseaux, des chiens et des abeilles. Tout cela pénètre ce que je vous écris. Mais je m'exprime mal : cela ne peut le pénétrer, puisque c'est la même chose que lui.

Un jour vous me direz peut-être que les hommes ne méritent ni cette complaisance, ni ces sacrifices, ni cette générosité, ni seulement la justice. Cela est bien probable. Mais ce n'est pas pour eux que vous aurez eu ces vertus, c'est pour vous. Vous me direz qu'il n'est pas de cause qui vaille que l'on meure pour elle. Cela est bien probable. "Quoi donc! est-ce qu'on souffre, est-ce qu'on meurt, pour une cause à laquelle on ne croit qu'à demi!" Mais ce n'est pas pour cette cause que l'on souffre et que l'on meurt. C'est pour l'idée que cette souffrance et cette mort vous donnent de vous-même. Il faut être absurde, mon ami, mais il ne faut pas être dupe. Pas de pitié pour les dupes.

Avec tout cela, vous aurez votre approbation, et la mienne. Elles vous suffiront. Car, de même que vous n'attendez pas de vos vertus qu'elles servent à quelque chose, de même, et plus fortement encore, vous n'attendrez pas qu'il vous en soit tenu compte. Au contraire, je vous dirai ce que les stoïciens disaient au sage : vous serez le sacrifié en tout. De chacun de vos actes "bien" vous serez puni automatiquement. Celui qui est brave est tué, celui qui veut la justice est traité de tiède, celui qui épouse par point d'honneur ruine sa vie. La libéralité appauvrit, la clémence enhardit les méchants, la franchise leur donne des armes, la constance d'âme empêche qu'on prenne vos peines au sérieux, la maîtrise de soi passe pour manque de sang, la raison pour lâcheté, la modestie pour incapacité, le pardon pour un aveu de ses torts. Et il est très difficile d'en vouloir aux hommes d'être mauvais, quand on voit que la recette infaillible pour être heureux et estimé, c'est d'étouffer systématiquement tous les mouvements de sa conscience et de son cœur. Des divers moyens que vous avez aujourd'hui de vous faire haïr de vos compatriotes, le plus sûr est d'avoir des sentiments élevés. Tout ce que vous ferez en leur faveur, ils le retourneront contre vous. Il ne vous haïront pas, tant qu'ils prêteront à vos actes les seuls motifs qui les feraient agir eux-mêmes, c'est-à-dire des motifs grossiers ; ils vous haïront dès qu'ils leur soupçonneront d'autres motifs. Ils vous préféreraient leur tourmenteur que leur bienfaiteur, pourvu que, leur tourmenteur, ils vous sentissent à leur niveau ; vous trouverez dans la société qui vous entoure une universelle complaisance, fors à l'égard de ce qui est différent. Ils vous railleront et vous dénigreront, et à ce signe vous reconnaîtrez que vous êtes dans la bonne voie. Au point qu'on vous conseille de glisser de-ci de-là, systématiquement, quelque chose qui attire la raillerie, afin d'être bien sûr qu'ils vous raillent, tant ce signe-là est certain. D'ailleurs il y a toujours plaisir à fournir des armes à ses ennemis ; vous y prendrez vite un goût dont bientôt vous ne pourrez plus vous passer. Ce n'est pas qu'il soit nécessaire d'être haï. Mais, le monde étant ce qu'il est, comment un honnête homme ne serait-il pas fier de lui inspirer ce sentiment-là ?

Saurez-vous soutenir cet état d'infériorité où je tends à vous mettre dans le jeu social ? Mon pauvre petit, vous manquez de convoitise, vous manquez de violence, vous manquez d'impudence : comment rattraperez-vous cela ? Il me semble voir la malice du monde, comme le font les oiseaux sur ces branches, en se posant sur vous vous faire plier. Votre douceur me donne de la crainte. Depuis seize ans que vous êtes sur cette terre, vous êtes mon étonnement : je n'ai jamais rien eu à vous reprocher, qui marquât assez pour me laisser une trace, - et le respect que je vous en porte est digne de ce que vous m'avez donné là. Tel que vous vous montrez à moi, je vous vois dénué de toute âpreté, de tout détour, de toute affectation. On dirait qu'une sorte d'enduit isolant vous rend insensible, sans effort de votre part, à tout ce qui est vil. Et les jours passent, apportant à poignées les raisons de vous corrompre, cependant sans vous corrompre ; et je vous regarde, comme on regarde un être bien né, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus rare au monde, mais aussi qui suffit à le justifier, et tremblant sans cesse que l'idée que j'ai de vous ne se fêle imperceptiblement, parce que vous auriez fait un faux pas. Avec tout cela, il arrive que les étrangers se plaignent de vous. Serait-ce donc que vous me favorisez ? Je n'ai jamais cherché à pénétrer vos sentiments à mon égard ; je vous l'ai dit, ils m'importent peu. Mais je voudrais être sûr que loin de moi vous gardez assez de rigueur pour vous opposer, non seulement à ce qui est mauvais, mais encore à ce qui n'est pas fait pour vous. Cette honnêteté et cette modestie que vous portez avec vous, comme le lévrier ses deux pierreries merveilleuses, vont être plus que jamais menacées. Et par le monde, et par vous-même : car vous allez entrer dans cet "âge ingrat" de la vie, qui va de la dix-huitième à la vingt-huitième année environ, où il faut être bête presque nécessairement (et c'est pas bêtise, bien souvent, qu'on trouve de l'attrait aux vulgarités du mal). Vous êtes dans une périssoire, qui est votre nouveauté, au-dessus d'un océan d'ordure, qui est le monde ; c'est un miracle si vous ne chavirez pas. Et il me faudrait alors mépriser ce à quoi j'ai donné la vie! Devenir l'égal de ces malheureux inconscients que sont la plupart des pères et des mères! Mon petit garçon! Mais je m'arrête, car je sens que je me trouble quand je songe trop à ce que vous êtes pour moi. Et j'ai mieux à faire avec vous, que vous aimer.

Henry de Montherlant, Lettre d'un Père à son Fils in Service Inutile, Éditions Gallimard, coll. Folio Essais, 1934 (1963), p.203-216

Notes

1. Un combattant français de ma connaissance resta douze ans sans réclamer de pension pour une blessure de guerre. Il ne voulait pas traire, fût-ce de quelques gouttes, la vache à lait "État", quand il pouvait s'en passer.

Le jour qu'une aggravation inopinée de cette blessure le força à des soins assez coûteux, il se décida à demander une pension, qu'il obtint.

Trois ans après, les finances de l'État se trouvèrent dans une situation difficile. Étonné de voir ses camarades de guerre, qui n'avaient pas marchandé leur sang sur le champ de bataille, se refuser à lâcher une miette des libéralités que leur faisait l'État, et même en réclamer âprement de nouvelles, l'ancien combattant dont je parle fit don de sa pension à l'État.

Cet acte ne fut approuvé par personne. Tous disaient : "Si vous répugniez à profiter de votre pension, pourquoi n'en pas faire un usage charitable ?" Personne ne comprenait que ce n'était pas un acte de charité, mais un acte de civisme, qu'avait voulu faire le combattant.

Un détail joli, au passage. L'ancien combattant était en relations personnelles avec celui qui à ce moment tenait en main les destinées du pays. Quand il renonça à sa pension, il lui écrivit qu'il le faisait un peu à cause de lui, et c'était vrai, car ce gouvernant était digne d'être aidé. Il écrivit aussi au ministre des Pensions, demandant que, sa pension exceptée, ses autres droits de blessé de guerre fussent maintenus, et demandant qu'on le lui confirmât.

Ni l'une ni l'autre de ces lettres ne reçut de réponse.

L'ancien combattant nous a dit savoir très bien, lorsqu'il renonçait à sa pension - ce qui ne pouvait lui être indifférent tout à fait, car il était sans fortune, - que la somme abandonnée serait pratiquement perdue, sans profit aucun pour l'État. "Mais, ajoutait-il, rien que pour n'avoir pas été remercié, ça valait la peine de le faire".

Un exemple assez typique de "service inutile".

vendredi 17 août 2012

Liberté Interstitielle.

Photographie non attribuée, John Von Neumann at the Inauguration of the IAS 1952, 1952.

CORRESPONDANCE AVEC UN CYBERNÉTICIEN

Abraham A. MOLES - à en juger sur l'en-tête de son papier : docteur ès-lettres (Phil.), docteur ès-sciences (Phys.), ingénieur, professeur assistant (Université de Strasbourg), professeur à l'E.O.S.T - a adressé, le 16 décembre 1963, cette Lettre ouverte au Groupe Situationniste

Monsieur,

J'ai appris l'existence du Groupe Situationniste par l'intermédiaire de mon ami et collègue Henri Lefebvre. La signification que j'ai attribué au terme "situationniste" vient donc, en grande partie, de ce qu'il m'en a dit et de la lecture d'un certain nombre de vos bulletins, auxquels je vous prierai de m'abonner.

L'interprétation que j'adopte du mot "situation" est ici purement personnelle et peut-être en désaccord avec la vôtre. Il me paraît que, devant le drame personnel de l'aliénation technologique que nous percevons chacun pour notre compte, devant la consommation effrénée de l’œuvre d'art qui détruit la signification même du terme, devant un certain nombre de concepts, tels que le bonheur anesthésique ou la péremption incorporée chère à Vance Packard, des individus puissent se demander où peut se situer l'originalité créatrice dans une société frigidarisée, assortie ou non d'une mystique de l'aspirateur, selon monsieur Goldman. La liberté interstitielle se ramène peu à peu à zéro, au fur et à mesure que les cybernéticiens technocratiques - dont je fais partie - mettent progressivement en fiches les trois milliards d'insectes.

La vie quotidienne est une suite de situations ; ces situations appartiennent à un répertoire fortement limité. Peut-on étendre ce répertoire, peut-on trouver de nouvelles situations? Il me semble que c'est ici que le mot "situationniste" prend un sens. Une situation me paraît un système de perceptions lié à un système de réaction à courte échéance. J'aimerais certes, avoir dans vos publications une étude sur ce que vous appelez "situation" : un individu qui, pour une quelconque raison, marche au plafond plutôt que par terre, est-il dans une situation nouvelle? Un danseur de corde est-il dans une situation rare?

Il me semble que deux caractères permettent d'apprécier ce concept. Il y a d'abord la nouveauté d'une situation donnée par rapport à l'ensemble de celles que nous connaissons. Pour un voyageur, une langue étrangère apporte un grand nombre de situations nouvelles et il y a là, visiblement, une grandeur métrique : la "quantité d'étrangeté" qu'il perçoit dans le monde extérieur. Nous vivons couramment des situations légèrement nouvelles pour lesquelles nous devons créer un comportement. Ce terme a ici un simple caractère statistique ; ce qui vaut pour X ne vaut pas pour Y, mais il peut y avoir un "situationnisme marginal" dans lequel les individus recherchent systématiquement des perceptions ou des comportements "slightly queer".

Une source importante de situations nouvelles proviendra de l'assemblage extraordinaire d'un grand nombre de microsituations ordinaires ; c'est ce qui fait la valeur de la technique rédactionnelle de Graham Greene, assemblant, dans une séquence ramassée un grand nombre d'actes banaux qui se trouvent être extraordinaires par leur assemblage. Chacune des positions élémentaires, correctement, rationnellement ou conventionnellement liées au monde extérieur, paraîtrait parfaitement normale : des milliers de bourgeois s'y trouvent à chaque instant ; l'ensemble particulier de situations est, lui, extraordinaire car il n'est pas "coutumier" qu'elles se succèdent dans cet ordre (Ministry of Fear, Stambul Train, The third Man). Je vous signale que les théoriciens de l'Information sont capables (en pure théorie) de mesurer la quantité de nouveauté qu'apporte un tel système.

Il y a, par ailleurs, des situations intrinsèquement rares ; par exemple, l'homosexualité est statistiquement moins fréquente que la sexualité puérile et honnête ; la partie d'amour a trois partenaires l'est moins que la copulation légale. Tuer un homme - ou une femme - est une situation rare et, par là, d'autant plus intéressante : la quantité attachée à la situation, mesurée par une certaine excursion en dehors du champ de liberté sociale, est plus grande qu'une suite de petites infractions aux règlements de la circulation (voyez Dostoïevski, car je pense que la littérature policière n'apporte, dans ce domaine, qu'une statistique situationnelle (!), fictive par-dessus le marché). C'est ici que notre liberté interstitielle se réduira bientôt à zéro, à partir du moment où la technologie nous apportera le contrôle de tous par tous, la matrice des actes élémentaires et la machine à inventorier le contenu des pensées de chacun à chaque instant.

Sortir beaucoup des normes, rarement, ou en sortir très peu, très souvent. Sur ce point, nous voyons donc apparaître deux "dimensions" des situations : leur nouveauté intrinsèque ou la rareté de leur assemblage.

La société contrôle de plus en plus la première avec les armes conjuguées de la morale sociale, des fichiers et des mises en carte, des ordonnances médicales chez le pharmacien, etc. Elle contrôle encore assez mal la seconde et il me semble que l'on peut encore vivre une vie "originale" au sens situationniste, par un pattern nouveau de petites déviations banales. Les surréalistes, dans leur vie quotidienne, l'avaient déjà pressenti bien qu'ils eussent découvert que le pire ennemi du Surréalisme pouvait être la fatigue physique ou l'épuisement des réserves de courage intellectuel.

Mais il me semble, qu'à moins d'incohérence vis-à-vis de notre propre acceptation de l'automobile, du réfrigérateur et du téléphone, c'est-à-dire de la civilisation technologique où nous vivons, c'est dans l'axe de la technologie que nous devons rechercher des situations nouvelles et je me demande dans quelle mesure votre mouvement l'accepte. Il me paraît extrêmement facile de définir des situations basées sur un changement technique, dont les conditions physiques sont déjà réalisées, ou réalisables, ou raisonnablement concevables. Par exemple, vivre sans pesanteur, habiter sous l'eau, marcher au plafond, d'une façon générale vivre dans des milieux étranges sont des situations qui nous sont fournies par la technique, au sens classique du mot.

On peut penser que la technique est loin de notre vie quotidienne. Je crois pourtant que ce serait méconnaître que le ménage possédant une cuisinière à thermostat vit une situation nouvelle. Il est évident, d'après ces exemples, que c'est le retentissement psychologique d'une situation qui fait sa valeur pour une philosophie situationniste.

Ici, une politique se dessine : demander aux sociologues où sont les ressorts sociaux du conventionalisme. Parmi les plus évidents, il y a la sexualité qui est certes susceptibles d'apporter un grand nombre de situations nouvelles. La fabrication, biologiquement concevable, de femmes à deux paires de seins est, sans aucun doute, une proposition de la biologie à la tradition. L'invention, à côté des deux sexes conventionnels d'un, deux, trois, n sexes différents, propose une combinatoire sexuelle qui suit le théorème des permutations et suggère un nombre rapidement immense de situations amoureuses (factorielle n).

Une autre source de variations, donc de situations, pourrait reposer sur l'exploitation de nos sens. Les arts "olfactifs" n'ont, par exemple, été développés que dans des notations exclusivement et fortement sexualisées, et plutôt comme instrument de lutte entre les sexes, mais jamais comme un art abstrait. Dans le domaine artistique, un très grand nombre d'autres situations résulteront prochainement des capacités techniques et si les metteurs en scène américains ne savent que faire du cinérama, et à plus forte raison du Circlorama, peut-être est-il légitime d'espérer là une source d'arts nouveaux. Le rêve de l'Art Total est conditionné par la pauvreté de l'imaginaire artistique.

Qu'adviendrait-il d'une société comportant des couches sociales basées sur la "Méritocratie" où celles-ci seraient inscrites dans les lois de l'État? C'est certainement la fonction de la fiction sociologique que de le préfigurer. En fait, la vie quotidienne, telle que nous la connaissons, est susceptible, par des écarts qui peuvent paraître négligeables, de proposer des situations infiniment nouvelles. Je pense, par exemple, au grand clivage des hommes et des femmes basé sur une catégorisation à priori aléatoire mais définitive. Il n'est plus du tout inconcevable que les êtres changent de sexe au cours de leur vie, et les situations nouvelles, d'abord à caractère social, sont ici parfaitement concevables. Il me semble que ce serait l'un des rôles de l'Internationale Situationniste que de les explorer. Si l'on suppose simplement que les vecteurs d'attraction hommes pour femmes, femmes pour hommes deviennent symétriques au lieu de la dissymétrie temporelle qui est la règle actuelle, on peut penser que 90% du Théâtre, du Cinéma, de la Littérature et de l'Art figuratif doivent être remplacés.

On pourrait continuer indéfiniment cette énumération, mais il me semble, en bref, que la recherche de situations nouvelles qui me paraît, si je comprends bien, l'un des objets que pourrait se poser le Situationnisme, soit relativement facile et doive être liée, entre autres, à une étude de ce qu'apportent les techniques biologiques, que des tabous variés laissent pratiquement intactes.

En résumé :

1° Mon intérêt pour votre mouvement vient de l'idée de base de rechercher, dans une société contrainte au bonheur technologique, des situations nouvelles.

2° Il me semble que le terme de "situation" devrait être mieux défini ou redéfini dans votre perspective propre et qu'un rapport doctrinal de votre part à ce terme serait nécessaire. En particulier, la mesure de la valeur de nouveauté d'une situation me paraît un critère indispensable.

3° Il n'est pas difficile de trouver un grand nombre de situations nouvelles - j'en énumère ci-dessus une douzaine -, mais on peut pousser le raisonnement plus loin. Celles-ci peuvent être issues :

a) de la transgression des tabous qui, à l'intérieur du champ de liberté légale, viennent encore restreindre notre liberté pratique, en particulier dans le domaine sexuel et biologique ;
b) du "crime" au sens de la Sociologie de Durkheim ;
c) de nombreuses déviations étranges mais de faible ampleur auteur de la norme ;
d) enfin, de la technologie, c'est-à-dire du pouvoir de l'homme sur les lois de la nature.

Je vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de mes meilleurs sentiments. 

Abraham A. Moles, Correspondance avec un Cybernéticien in Internationale Situationniste, n°9, août 1964, repris in Internationale Situationniste, Librairie Arthème Fayard, 1997, p.408-411. 

Voir également ici.

vendredi 10 août 2012

Pressurage & Encavage.

Stephen Shore, Ginger Shore, Causeway Inn, Tampa, Florida, USA, November 17th 1977.
 
Ulrich exposait son programme : vivre l'histoire des idées, et non plus l'histoire du monde. La différence, fit-il remarquer au préalable, serait moins dans l'évènement que dans la signification qu'on lui donnerait, l'intention qu'on y attacherait et le système où on l'inclurait. Le système actuellement en usage, celui de la réalité, ressemblait à une mauvaise pièce de théâtre. Ce n'était pas par hasard qu'on parlait du "théâtre du monde", car on retrouve toujours dans la vie les mêmes rôles, les mêmes fables et les mêmes péripéties. On aime parce que l'amour existe, et selon les formes de l'amour existant ; on est fier comme un Indien, un Espagnol, une vierge ou un lion ; et même l'on assassine, quatre-vingt-dix fois sur cent, parce que l'assassinat passe pour tragique et grandiose. Ajoutons que les plus heureux des modeleurs politiques de la réalité, hors les toutes grandes exceptions, ont beaucoup de traits communs avec les auteurs de pièces à succès ; les intrigues vivantes qu'ils suscitent ennuient par leur manque d'intelligence et de nouveauté, mais, pour cette raison même, nous plongent dans un état d'hébétude sans défense où nous nous accommodons de n'importe quoi, pourvu que cela nous change. Ainsi comprise, l'histoire naît de la routine des idées, de ce qu'il y a de plus indifférent en elles ; quant à la réalité, elle naît principalement de ce que l'on ne fait rien pour les idées.

Toutes ces considérations, affirma Ulrich, pouvaient se résumer ainsi : nous nous soucions trop peu de ce qui arrive, et beaucoup trop de savoir quand, où et à qui c'est arrivé, de telle sorte que nous donnons de l'importance non pas à l'esprit des événements, mais à leur fable, non pas à l'accession à une nouvelle vie, mais à la répartition de l'ancienne, reproduisant ainsi trait pour trait la différence qui existe entre les bonnes pièces et celles qui ont simplement réussi. La conclusion était qu'il fallait faire juste le contraire, c'est-à-dire, d'abord renoncer à son avidité personnelle pour les événements. Il fallait considérer ceux-ci un peu moins comme quelque chose de personnel et de concret et un peu plus comme quelque chose de général et abstrait, ou encore avec le même détachement que si ces événements étaient simplement peints ou chantés. Il fallait non pas les ramener à soi, mais les diriger vers l'extérieur et vers le haut. Ces remarques valaient pour l'individu ; mais dans la collectivité aussi devait se produire quelque chose qu'Ulrich ne pouvait exactement définir, et qu'il comparait à une sorte de pressurage, suivi d'encavage et d'épaississement de la liqueur intellectuelle, à défaut de quoi l'individu ne pourrait évidemment que se sentir tout à fait impuissant et livré à son bon plaisir. Pendant qu'il parlait ainsi, il se souvint de l'instant où il avait dit à Diotime qu'on devrait abolir la réalité.

Que Walter commençât par juger l'affirmation banale allait presque de soi. Comme si le monde entier, la littérature, l'art, la science et la religion n'étaient pas de toute manière du pressurage et de l'encavage! Comme s'il y avait un seul homme cultivé qui niât la valeur des idées et ne poursuivît l'esprit, la beauté et la bonté! Comme si l'éducation pouvait être autre chose que l'insertion dans un système de l'esprit!

Ulrich précisa sa pensée en faisant remarquer que l'éducation n'était que l'insertion dans un système provisoirement en vigueur, issu de dispositions arbitraires ; de sorte que, pour atteindre au rayonnement de l'esprit, il fallait d'abord être bien persuadé de n'en point avoir! C'était là, selon lui, une attitude absolument ouverte qui favorisait l'expérimentation et l'invention morale en grand.

Walter déclara cette affirmation irrecevable. "Quel que soir le charme de ton exposé, dit-il. Comme si nous avions le choix entre vivre nos idées et vivre notre vie! Mais tu connais peut-être cette citation : Je ne suis pas un livre très subtil, je suis un homme avec ses divisions? Pourquoi ne vas-tu pas plus loin encore? Pourquoi ne demandes-tu pas, pendant que tu y es, que nous nous ôtions l'estomac pour l'amour des idées? Mais je te rétorque, moi : L'homme est fait d'une étoffe grossière! Que nous étendions le bras ou le retirions, que nous ne sachions pas si nous devons prendre à droite ou à gauche, que nous soyons faits d'habitudes, de préjugés et de terre, et que néanmoins, dans la mesure de nos forces, nous avancions : voilà le propre de l'homme! Il suffit donc de mesurer tes propos à l'aune de la réalité pour voir qu'ils ne sont, au mieux, que de la littérature!"

Ulrich se montra d'accord : "Si tu me permets d'entendre encore par ce mot tous les autres arts, et les doctrines, les religions, et cætera, je ne serai pas loin d'affirmer même que notre existence tout entière devrait être littérature!

- Comment? Ainsi pour toi, la bonté du Sauveur, la vie de Napoléon sont de la littérature?" s'écria Walter. Mais une idée meilleure lui était venue, il se tourna vers son ami avec le calme que donne un bon atout et déclara : "Tu es un de ces hommes qui considèrent les légumes en boîte comme l'essence des légumes frais!

- Tu as sûrement raison. Tu pourrais dire aussi que je suis quelqu'un qui ne veut cuisiner qu'avec du sel", admit calmement Ulrich. Il désirait ne plus parler sur ce sujet.

Cette fois, ce fut Clarisse qui intervint, tournée vers Walter. "Je ne sais pas pourquoi tu le contredis! N'es-tu pas le premier à t'écrier, chaque fois qu'il nous arrive quelque chose d'exceptionnel : Il faudrait pouvoir jouer cela sur une scène pour le monde entier, afin qu'ils le voient et ne puissent pas ne pas comprendre!... En vérité on devrait chanter, dit-elle à Ulrich pour l'approuver. On devrait se chanter!"

Elle s'était levée et avait pénétré dans le petit cercle que formaient les chaises. Son attitude était la représentation un peu maladroite de ses désirs, comme si elle se préparait à danser. Ulrich, très sensible au mauvais goût de toute exhibition sentimentale, se souvint à ce moment-là que la plupart des hommes ou, pour parler franchement, les hommes moyens dont l'esprit est surexcité mais incapable de se libérer dans la création, éprouvent ce désir de se donner en spectacle. Ce sont les mêmes à qui il arrive si facilement des choses "inexprimables" : ce mot est leur mot favori, la brumeuse substructure sur laquelle ce qu'ils disent apparaît vaguement grossi, de sorte qu'ils n'en peuvent jamais apprécier la valeur exacte. Pour couper court, il précisé : "Ce n'est pas ce que je voulais dire. Mais Clarisse a raison : le théâtre prouve que des expériences individuelles intenses peuvent se mettre au service d'un but impersonnel, d'un ensemble de significations et d'images qui les détache à demi de la personne".

Clarisse intervint de nouveau : "Je comprends parfaitement Ulrich! Je ne puis me rappeler qu'aucune joie particulière me soit jamais venue du fait qu'un événement m'était personnellement arrivé : il suffisait qu'il se fût produit! Et la musique, ajouta-t-elle en regardant son mari, tu ne cherches pas davantage à l'avoir, le seul bonheur est qu'elle soit là. On tire les événements à soi et en même temps on les développe, on se veut soi-même, mais on ne veut pas être l'épicier de soi-même!"

Walter porta les mains à ses tempes ; par égard pour Clarisse, cependant, il n'entra pas dans une nouvelle réfutation. Il s'efforça que ses paroles fussent comme un rayon calme et glacé. "Si tu mets toute la valeur d'une conduite dans l'émission d'un pouvoir intellectuel, dit-il en s'adressant à Ulrich, il faut que je te pose une question : tu entends bien que la chose ne serait pas possible en dehors d'une vie dont l'unique but serait la production de la puissance et de l'énergie intellectuelle?

- N'est-ce pas la vie à laquelle les États d'aujourd'hui prétendent aspirer? rétorqua Ulrich.

- Dans de tels États, les hommes vivraient donc d'après des émotions et des idées, des systèmes philosophiques et des romans? poursuit Walter. En ce cas, nouvelle question : vivraient-ils de telle manière qu'il en naîtrait de grandes œuvres, philosophiques ou poétiques, ou, au contraire, que toute leur vie serait déjà, dans sa chair pour ainsi dire, poésie et philosophie? Je sais ce que tu me répondras, car la première hypothèse aboutirait simplement à ce que l'on entend aujourd'hui pas État civilisé ; puisque c'est à la seconde que tu penses, je crains que tu ne voies pas que philosophie et poésie, alors, seraient tout à fait superflues. Sans parler du fait qu'il est absolument impossible de se représenter la vie sur le modèle de l'art, ou comme tu voudras l'appeler, on s’aperçoit donc qu'elle ne signifie rien de moins que la fin même de l'art!" Telle fut sa conclusion ; c'était pour Clarisse qu'il avait gardé cet atout.

Il ne manqua pas son effet. Ulrich lui-même fut un moment à se ressaisir. Mais, quand ce fut fait, il éclata de rire et dit :

"Ignores-tu donc que toute vie parfaite serait la fin de l'art? Je me suis laissé dire que tu étais toi-même sur le point de sacrifier l'art à la perfection de ta vie!"

Il ne disait pas cela méchamment, mais Clarisse dressa l'oreille.

Ulrich continua : "Il y a dans tout grand livre une prédilection pour les individus dont le destin ne tolère pas les formes que la communauté veut leur imposer. Cela conduit à des décisions impossibles à prendre ; on ne peut que peindre ces vies. Que trouves-tu en dégageant le sens profond de toutes les grandes œuvres? La négation, sans doute partielle, mais nourrie d'expérience et répartie sur une infinité de cas uniques, de tous les principes, règles et prescriptions sur quoi est bâtie la société dont ces œuvres font les délices! Le poème, avec son mystère, tranche tous les fils qui rattachaient le sens du monde au vocabulaire quotidien : et le voilà qui s'envole tel un ballon! Si on veut appeler cela, comme s'il est d'usage, la beauté, alors, celle-ci devrait être un bouleversement infiniment plus brutal et plus cruel qu'aucune révolution politique ne l'a jamais été!"

Walter avait blêmi jusqu'aux lèvres. Cette conception de l'art négation de la vie, ennemi de la vie, lui était odieuse. A ses yeux, c'était de la bohème, le dernier sursaut d'un désir désuet d'épater le bourgeois. Que la beauté n'eût plus de place dans un monde parfait parce qu'elle y serait superflue, il remarquait bien cette évidence pleine d'ironie ; mais la question que son ami avait tue, il ne l'entendit pas. Ulrich lui-même voyait bien ce qu'il y avait de partial dans son affirmation. Au lieu de prétendre que l'art était négation, il eût pu affirmer aussi bien le contraire, car l'art est amour ; il embellit ce qu'il aime, et peut-être n'est-il pas au monde d'autre moyen de rendre une chose ou un être beau que de l'aimer. Et si la beauté tient de la gradation et du contraste, c'est uniquement parce que notre amour, lui aussi, est fait de pièces et de morceaux. Il n'est que dans l'océan de l'amour que l'idée de perfection, incapable d'aucune gradation, s'unisse à celle de beauté, fondée, elle, sur la gradation. Une fois de plus, les pensées d'Ulrich avaient frôlé le "Royaume", et il s'arrêta, mécontent. Walter, entre temps, avait lui aussi rassemblé ses esprits et, après avoir déclaré d'abord que la suggestion de son ami, vivre à peu près comme on lit, était une idée banale, puis irrecevable, il se mit en devoir de prouver qu'elle était coupable et grossière.

"Si un être humain, commença-t-il sans se départir de sa retenue étudiée, voulait fonder sa vie sur ta proposition, il devrait donc (pour ne rien dire des autres impossibilités) sanctionner à peu près tout ce qu'une belle idée suscite en son esprit ; mieux encore, tout ce qui comporte la possibilité d'en devenir une. Cela signifierait évidemment la décadence générale, mais comme cet aspect de la question t'est probablement indifférent (ou peut-être penses-tu à ces vagues mesures d'ordre général dont tu n'as rien dit de précis), je voudrais simplement en envisager les conséquences individuelles. Or, la seule chose qui me paraisse possible est que cet homme, dans tous les cas où il ne sera pas expressément le poète de sa vie, se trouvera plus mal loti qu'une bête : si aucune idée ne lui vient, il ne pourra prendre aucune décision, il sera simplement, pour une grande part de son existence, à la merci de ses instincts, de ses humeurs, des passions de tout le monde, en un mot, de ce qu'il y a de plus impersonnel en nous ; et, aussi longtemps que ses fonctions supérieures seront paralysées, il devra se laisser mener, en quelque sorte, par la première idée venue.

- En ce cas, il n'aura qu'à se refuser d'agir! répondit Clarisse pour Ulrich. C'est la passivité active dont on doit être capable en certaines circonstances!"

Walter n'eut pas le courage de la regarder. La capacité de contredire jouait entre eux un grand rôle ; Clarisse, l'air d'un petit ange, dans une longue chemise de nuit qui lui descendait jusqu'au pieds, bondit sur le lit et déclama, les dents luisantes, dans une libre imitation de Nietzsche : "Comme une sonde je laisse filer ma question dans ton âme! Tu voudrais enfant et mariage, mais écoute-moi : es-tu quelqu'un qui ait le droit de désirer un enfant? Es-tu le triomphant, et le maître de tes vertus? Ou est-ce la bête et le besoin qui parlent en toi?" Dans la pénombre de la chambre à coucher, ç'avait été un spectacle cruel, tandis que Walter essayait vainement de la ramener sous les couvertures. Ainsi, elle disposerait à l'avenir d'un nouveau slogan : cette "passivité active dont on devait être capable au moment voulu" sentait son "Homme sans qualités" ; se confiait-elle à lui, et l'encourageait-il, en fin de compte, dans sa singularité? Ces questions se tordaient comme des vers dans la poitrine de Walter, et il fut près de se sentir mal. Il était maintenant couleur de cendre, toute tension s’effaça de son visage qui se creusa de rides lasses. 

Ulrich s'en aperçut et lui demanda gentiment si quelque chose n'allait pas.

Walter, avec effort, répondit que non, et, souriant bravement, dit qu'il pouvait achever ses absurdités.

"Mon dieu! reconnut obligeamment Ulrich, tu n'as pas tout à fait tort. Mais il arrive très souvent que, par une sorte d'esprit sportif, nous montrions de l'indulgence pour des actions qui nous lèsent, parce que l'adversaire les a joliment accomplies ; la valeur de l’exécution rivalise alors avec la valeur du dommage. Très souvent aussi, nous avons une idée qui nous fait agir pendant un bout de temps, mais bientôt l'habitude, l'inertie, l'égoïsme, telle insinuation prennent sa place, parce qu'il ne peut en aller autrement. Peut-être ai-je donc décrit un état auquel il est impossible d'accéder définitivement ; mais il faut lui reconnaître une qualité : c'est qu'il n'est autre que l'état même dans lequel nous vivons".

Walter avait retrouvé son calme. "Une fois qu'on a mis la vérité sens dessus dessous, on peut toujours trouver à dire des choses qui soient à la fois vraies et à rebours du bon sens", dit-il doucement, sans dissimuler qu'il ne voyait pas d'intérêt à prolonger la querelle. "Prétendre d'une chose qu'elle est impossible mais réelle est assez ton genre".

Clarisse frottait le nez énergiquement. "Tu ne m'empêcheras pas, dit-elle, de juger très important qu'il y ait en nous tous quelque chose d'impossible. Cela explique bien des choses. J'avais l'impression en vous écoutant que si l'on nous coupait par le milieu, notre vie apparaîtrait peut-être tout entière sous la forme d'un anneau : quelque chose, et un rond autour". Un moment auparavant déjà, elle avait retiré son anneau de mariage, et maintenant, à travers le trou, elle lorgnait la paroi éclairée. "Il n'y a rien en son centre, et on dirait pourtant que ce centre est la seule chose qui lui importe. C'est une chose qu'Ulrich lui-même n'est pas capable de traduire du premier coup!"

De sorte que cette discussion ne s'acheva malheureusement pas sans une nouvelle souffrance pour Walter.

Robert Musil, traduit de l'allemand par Philippe Jaccottet, L'Homme Sans Qualités, Tome 1, Éditions Seuil, collection Points, 1956 (2004), p.489-497

vendredi 3 août 2012

Coïncidences Exagérées.

Photographie non attribuée, Nikola Tesla, s.d.
 
Il y avait à New York, l'an 1910, dans un petit appartement bourgeois du Bronx, un bonhomme ni jeune ni vieux, qui ressemblait à un phoque timide. Son nom était Charles Hoy Fort. Il avait les pattes rondes et grasses, du ventre et des reins, pas de cou, un gros crâne à demi déplumé, le large nez asiate, des lunettes de fer et les moustaches de Gurdjieff. On eût dit un professeur menchevik. Il ne sortait guère, sinon pour se rendre à la Bibliothèque municipale où il compulsait quantité de journaux, revues et annales de tous les États et toutes les époques. Autour de son bureau à cylindre s'entassent des boîtes de chaussures vides et des piles de périodiques : l'American Almanach de 1883, le London Times des années 1880-1893, l'Annual Record of Science, vingt ans de Philosophical Magazine, Les Annales de la Société Entomologique de France, la Monthly Weather Review, l'Observatory, le Meteorological Journal, etc. Il portait une visière verte, et quand sa femme allumait le réchaud pour le déjeuner, il allait voir dans la cuisine si elle ne risquait pas de mettre le feu. C'était cela seulement qui agaçait Mme Fort, née Anna Filan, qu'il avait choisie pour sa parfaite absence de curiosité intellectuelle, qu'il aimait bien et qui l'aimait tendrement.

Jusqu'à trente-quatre ans, Charles Fort, enfant d'épicier d'Albany, avait vivoté grâce à un médiocre talent de journaliste et une certaine habileté dans l'embaumement des papillons. Ses parents morts et l'épicerie vendue, il venait de se constituer des rentes minuscules qui lui permettaient enfin de se livrer exclusivement à sa passion : accumuler des notes sur des événements invraisemblables et pourtant établis.

Pluie rouge sur Blankenberghe, le 2 novembre 1819, pluie de boue en Tasmanie, le 14 novembre 1902. Des flocons de neige gros comme des soucoupes à Nashville, le 24 janvier 1891. Pluie de grenouilles à Birmingham le 30 juin 1892. Des aérolithes. Des boules de feu. Des traces de pas d'un animal fabuleux dans le Devonshire. Des disques volants. Des marques de ventouses sur des montagnes. Des engins dans le ciel. Des caprices de comètes. D'étranges disparitions. Des cataclysmes inexplicables. Des inscriptions sur des météorites. De la neige noire. Des lunes bleues. Des soleils verts. Des averses de sang.

Il réunit ainsi vingt-cinq mille notes, rangées dans des boîtes de carton. Des faits, sitôt mentionnés, sitôt retombés dans la trappe de l'indifférence. Des faits, pourtant. Il appelait cela son "sanatorium des coïncidences exagérées". Des faits dont on se refusait à parler. Il entendait monter de ses fichiers "une véritable clameur de silence". Il s'était pris d'une sorte de tendresse pour ces réalités incongrues, chassées du domaine de la connaissance, auxquelles il donnait asile dans son pauvre bureau du Bronx et qu'il cajolait en les fichant. "Petites putains, nabots, bossus, bouffons, et pourtant leur défilé chez moi aura l'impressionnante solidité des choses qui passent, et passent, et ne cessent de passer".

Quand il était fatigué de tenir procession des données que la Science a jugé bon d'exclure (un iceberg volant s'abat en débris sur Rouen le 5 juillet 1853. Des caraques de voyageurs célestes. Des êtres ailés à 8000 mètres dans le ciel de Palerme le 30 novembre 1880. Des roues lumineuses dans la mer. Des pluies de soufre, de chair. Des restes de géants en Écosse. Des cercueils de petits êtres venus d'ailleurs, dans les rochers d’Édimbourg)... quand il était fatigué, il se délassait l'esprit en jouant tout seul d'interminables parties de super-échecs, sur un échiquier de son invention qui comportait 1600 cases.

Puis, un jour, Charles Hoy Fort s'aperçut que ce formidable labeur n'était rien du tout. Inutilisable. Douteux. Une simple occupation de maniaque. Il entrevit qu'il n'avait fait que piétiner sur le seuil de ce qu'il cherchait obscurément, qu'il n'avait rien fait de ce qu'il y avait réellement à faire. Ce n'était pas une recherche, mais sa caricature. Et lui qui redoutait tant les risques d'incendie, jeta boîtes et fiches au feu.

Il venait de découvrir sa vraie nature. Ce maniaque des réalités singulières était un fanatique des idées générales. Qu'avait-il commencé inconsciemment à faire, au cours de ces années à demi perdues? Pelotonné au fond de sa grotte à papillons et à vieux papiers, il s'était en vérité attaqué à une des grandes puissances du siècle : la certitude qu'ont les hommes civilisés de savoir tout de l'Univers dans lequel ils vivent. Et pourquoi s'était-il caché, comme honteusement, M. Charles Hoy Fort? C'est que la moindre allusion au fait qu'il puisse exister dans l'Univers d'immenses domaines de l'Inconnu trouble désagréablement les hommes. M. Charles Hoy Fort s'était, somme toute, conduit comme un érotomane : gardons secrets nos vices, afin que la société n'entre pas en fureur, apprenant qu'elle laisse en friche la plupart des terres de la sexualité. Il s'agissait, maintenant, de passer de la maniaquerie à la prophétie, de la délectation solitaire à la déclaration de principe. Il s'agissait de faire désormais œuvre véritable, c'est-à-dire révolutionnaire.

La connaissance scientifique n'est pas objective. Elle est, comme la civilisation, une conjuration. On rejette quantité de faits parce qu'ils dérangeraient les raisonnements établis. Nous vivons sous un régime d'inquisition où l'arme la plus fréquemment employée contre la réalité non conforme est le mépris accompagné de rires. Qu'est-ce que la connaissance, dans de telles conditions? "Dans la topographie de l'intelligence, on pourrait, dit Fort, définir la connaissance comme l'ignorance enveloppée de rire". Il va donc falloir réclamer une addition aux libertés que garantit la Constitution : la liberté de douter de la science. Liberté de douter de l'évolution (et si l’œuvre de Darwin était une fiction?), de la rotation de la Terre, de l'existence d'une vitesse de la lumière, de la gravitation, etc. De tout, sauf des faits. Des faits non triés, tels qu'ils se présentent, nobles ou non, bâtards ou purs, avec leurs cortèges de bizarreries et leurs concomitances incongrues. Ne rien rejeter du réel : une science future découvrira des relations inconnues entre les faits qui nous paraissent sans rapport. La science a besoin d'être secouée par un esprit boulimique quoique non crédule, neuf, sauvage. Le monde a besoin d'une encyclopédie des faits exclus, des réalités damnées. "J'ai bien peur qu'il faille livrer à notre civilisation des mondes nouveaux où les grenouilles blanches auront le droit de vivre".

En huit années, le phoque timide du Bronx se mit en devoir d'apprendre tous les arts et toutes les sciences - et d'en inventer une demi-douzaine pour son propre compte. Saisi par le délire encyclopédique, il s'acharne à ce travail gigantesque qui consiste moins à apprendre qu'à prendre conscience de la totalité du vivant. "Je m'émerveillais que quiconque puisse se satisfaire d'être romancier, tailleur, industriel ou balayeur des rues". Principes, formules, lois, phénomènes furent digérés à la Bibliothèque municipale de New York, au British Museum et par la grâce d'une énorme correspondance avec les plus grandes bibliothèques et librairies du monde. Quarante mille notes, réparties en treize cents sections, écrites au crayon sur des cartons minuscules, en un langage sténographique de son invention. Au-dessus de cette entreprise folle rayonne le don de considérer chaque sujet du point de vue d'une intelligence supérieure qui vient seulement d'en prendre l'existence : 

"L'astronomie.
"Un veilleur de nuit surveille une demi-douzaine de lanternes rouges dans une rue barrée. Il y a des becs de gaz, des lampadaires et des fenêtres éclairées dans le quartier. On gratte des allumettes, on allume des feux, un incendie s'est déclaré, il y a des enseignes au néon et des phares d'automobiles. Mais le veilleur de nuit s'en tient à son petit système..."

En même temps, il reprend ses recherches sur les faits rejetés, mais systématiquement et en s'efforçant de vérifier chacun par recoupement. Il soumet son entreprise à un plan couvrant l'astronomie, la sociologie, la psychologie, la morphologie, la chimie, le magnétisme. Il ne fait plus une collection : il tente d'obtenir le dessin de la rose des vents extérieurs, de fabriquer la boussole pour la navigation sur les océans de l'autre côté, de reconstituer le puzzle des mondes cachés derrière ce monde. Il lui faut chaque feuille qui frémit dans l'arbre immense du fantastique : des hurlements traversent le ciel de Naples le 22 novembre 1821 ; des poissons tombent des nuages sur Singapour en 1861 ; en Indre-et-Loire, un 10 avril, une cataracte de feuilles mortes ; avec la foudre, des haches de pierre s'abattent sur Sumatra ; des chutes de matière vivante ; des Tamerlan de l'espace commettent des rapts ; des épaves de mondes vagabonds circulent au-dessus de nous... "Je suis intelligent et contraste ainsi fortement avec les orthodoxes. Comme je n'ai pas le dédain aristocratique d'un conservateur new-yorkais ou d'un sorcier esquimau, je dois bien me forcer à concevoir d'autres mondes..."

Mme Fort ne s'intéresse absolument pas à tout cela. Elle est même si indifférente que l'extravagance ne lui apparaît pas. Il ne parle pas de ses travaux, ou bien à de rares amis éberlués. Il ne tient pas à les voir. Il leur écrit de temps en temps. "J'ai l'impression de me livrer à un nouveau vice recommandé aux amateurs de péchés inédits. Au début, certaines de mes données étaient si effrayantes ou si ridicules qu'on les détestait ou méprisait à la lecture. Maintenant, cela va mieux ; il y a un peu de place pour la pitié". 

Ses yeux se fatiguent. Il va devenir aveugle. Il s'arrête et médite plusieurs mois, ne se nourrissant plus que de pain bis et de fromage. L’œil redevenu clair, il entreprend d'exposer sa vision personnelle de l'univers, antidogmatique, et d'ouvrir la compréhension d'autrui à grands coups d'humour. "Parfois, je me surprenais moi-même à ne pas penser ce que je préférais croire". A mesure qu'il avait progressé dans l'étude des diverses sciences, il avait progressé dans la découverte de leurs insuffisances. Il faut les démolir à la base : c'est l'esprit qui n'est pas le bon. Il faut tout recommencer en réintroduisant les faits exclus sur lesquels il a réuni une documentation cyclopéenne. D'abord les réintroduire. Les expliquer ensuite, si possible. "Je ne crois pas faire une idole de l'absurde. Je pense que dans les premiers tâtonnements, il n'y a pas moyen de savoir ce qui sera par la suite acceptable. Si l'un des pionniers de la zoologie (qui est à refaire) entendait parler d'oiseaux qui poussent sur les arbres, il devrait signaler avoir entendu parler d'oiseaux qui poussent sur les arbres. Puis il devrait s'occuper, mais seulement alors, de passer les données de ceci au crible".

Signalons, signalons, nous finirons un jour par découvrir que quelque chose nous fait signe.

Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le Matin des Magiciens, Éditions Gallimard, coll. Folio, 2011 (1960), p.185-191.

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Merci à T.B.